Échec scolaire et culture

a cura di Michel Lobrot

À la fin du XIXe siècle, en 1895, Gabriel Tarde (1879), dans son grand livre Les lois de l’imitation, représentait la société comme dominée par une loi de diffusion qu’on retrouve, d’après lui, dans le monde physique et dans le monde vivant. Dans le premier, les phénomènes de rayonnement permettent aux éléments de se répandre à des distances considérables et de rayonner sur d’énormes surfaces. Dans le deuxième, les processus de multiplication et de reproduction permettent une croissance et une expansion des espèces à un rythme exponentiel. Tout cela n’est peut-être pas déterminé par un principe fondé sur la simple imitation, comme le croyait Tarde. Remplaçons seulement “imitation” par “communication”, et nous aurons certainement une idée assez juste d’un principe fondamental de l’évolution des sociétés.
Ce phénomène joue surtout au niveau de la culture et des possibilités culturelles. Quand une potentialité culturelle s’introduit dans une société, elle a tendance à diffuser. Cela se vérifie, par exemple, avec la télévision. Récemment, dans un livre très éclairant sur les tendances de la société française actuelle, La société des enfants gâtés, Préel (1989, p. 60) écrivait:
[…] la télé est notre drogue douce, on s’y “shoote” pour flotter ou somnambuler. On nage dans les images en couleur. Les données d’audience fournies par Médiatrie […] aboutissaient, en 1986, à près de trois heures quotidiennes pour les adultes. […] Le BIPE a évalué à plus de cinquante milliards d’heures le temps total passé par les Français devant leur télé. Comme le temps de travail professionnel tourne autour de 45 à 47 milliards d’heures, la conclusion provocatrice saute aux yeux: la télé bat le travail.
La langue écrite n’échappe pas à cette loi. Depuis qu’elle a été inventée, au quatrième millénaire avant notre ère, et, sous la forme de l’imprimerie, en Chine vers le Xe siècle et en Occident au XVe siècle, elle n’a pas cessé de progresser. Pourtant, les évaluations qu’on peut faire sur sa diffusion réelle dans l’humanité actuelle sont très décevantes, à peine 0,3%, d’après R. Escarpit.
La langue écrite s’apprend à l’école, c’est-à-dire dans une institution spéciale, faite tout exprès pour permettre la transmission de certaines connaissances qui ne se transmettent pas spontanément dans la famille. Cela affecte considérablement la diffusion de la langue écrite. C’est probablement la cause essentielle du retard que je viens de signaler. Nous essaierons, au cours de ce texte, d’en comprendre la raison.

L’IMPORTANCE DE L’ECHEC SCOLAIRE

L’enfant qui échoue à l’école n’est pas seulement quelqu’un qui n’acquiert pas une compétence donnée qui pourrait lui servir. C’est quelqu’un qui s’expose à une véritable exclusion sociale qui va marquer son destin, affecter son histoire, l’handicaper pour le reste de ses jours. Cela s’explique par le fait que l’écrit et l’ensemble des connaissances qui passent à travers lui sont devenus, dans une société comme la nôtre, intégrés dans le fonctionnement social. Certes, il y a à peine un adulte sur deux qui lit des livres, et, cependant, la langue écrite est présupposée autant à l’accès aux professions socialement valorisées, intéressantes et sources d’épanouissement personnel, qu’à la possibilité de réaliser un grand nombre de tâches simples, quotidiennes et indispensables.
Les grands législateurs du XIXe siècle, qui décidèrent la généralisation de l’enseignement sous ses différentes formes, poursuivaient deux buts. Le premier était de réaliser l’”égalité des chances”, le deuxième de donner à tous cet instrument indispensable qu’est la langue écrite. Par “égalité des chances”, il faut entendre le fait que l’accès aux professions les plus valorisées n’est pas déterminé par la naissance ou par l’appartenance à une famille ayant un certain statut social mais par le développement personnel de l’individu.
Or, ce grand espoir des législateurs du XIXe siècle a été complètement déçu. Ni l’”égalité des chances”, ni l’acculturation minimale n’ont été réalisées. On pourrait rétorquer que le bilan ne peut être établi maintenant, car nous sommes trop proches des débuts. Ce n’est pas mon avis. Si l’on prend le cas de la France, cela fait maintenant presque deux siècles que l’entreprise a commencé. Furet et Ozouf (1977) ont montré que la France était à peu près totalement scolarisée bien avant la réforme de Jules Ferry qui établissait l’enseignement obligatoire. Ce qui se passe aujourd’hui est dû à des blocages dans le système, à des barrières qui paraissent insurmontables et que j’essaierai d’analyser.
Et tout d’abord, revenons sur le bilan lui-même que certains peuvent contester. Le fait que l’”égalité des chances” n’ait pas été réalisée a fait l’objet de nombreuses analyses, tant au niveau du constat lui-même qu’à celui des causes. Concernant celles-ci, je ferai mention plus loin des théories de Bourdieu dont je montrerai le caractère inacceptable. Boudon (1973), par contre, s’est plutôt situé dans son livre L’inégalité des chances sur le constat. Il écrit:
[…1 l’inégalité des chances, chances scolaires et chances socio-professionnelles, est donc, avec les inégalités économiques, la seule forme d’inégalité qui ne paraisse pas affectée de façon sensible, par le développement des sociétés industrielles. (p. 35)
Et pourtant, d’après Boudon, la possibilité donnée à tous d’accéder à l’enseignement (c’est-à-dire l’égalité des chances devant l’enseignement) n’a cessé d’augmenter dans les sociétés industrielles. Cela est peu dire. Nous avons assisté depuis deux siècles à un véritable raz de marée scolaire, puisque, dans de nombreux pays, la totalité de la population s’est trouvée scolarisée au primaire et même au secondaire, avec une augmentation considérable, de l’ordre de 100 à 200%, des effectifs universitaires, sans parler de l’extension de la “formation permanente”. Malgré cela, comme le note Boudon, l’”égalité des chances” sociales n’a guère progressé. Les chances pour un individu d’une classe sociale donnée d’accéder à une profession valorisée n’ont pas changé.
De la même façon, malgré une alphabétisation presque généralisée, l’illettrisme n’a pas disparu. Il a seulement pris d’autres formes. On parle maintenant d’illettrisme “fonctionnel”, c’est-à-dire d’une impossibilité, pour certaines personnes, d’utiliser cette langue écrite qu’ils ont pourtant apprise et qu’ils connaissent théoriquement. De grands efforts ont été faits dans les pays occidentaux depuis une vingtaine d’années pour chiffrer le nombre de personnes concernées. Malheureusement, un chiffre exact est très difficile à obtenir. En effet, les illettrés, par définition, se cachent, ne répondent pas aux sondages ou font répondre par d’autres, car ils vivent comme des handicapés qui n’ont pas intérêt à se faire connaître. Il n’y a qu’aux États-Unis où l’on a réussi à obtenir des chiffres à peu près fiables à partir de recherches poussées avec des méthodes différentes des méthodes habituelles. En 1985 est sorti un livre de Kozol intitulé Illiterate America, qui donne les premières estimations de ces enquêtes. Les chiffres sont terribles, presque incroyables. D’après un résumé de ce livre
[…] il existe réellement, aux États-Unis, soixante millions de personnes qui ne savent pas lire, parce qu’elles sont entièrement analphabètes, incapables d’identifier ou d’isoler les lettres (25 millions), ou parce qu’elles sont des “illettrées fonctionnelles” (35 millions), dont le niveau de lecture et d’écriture ne leur permet pas d’accomplir les tâches les plus ordinaires de l’existence
Dans le même sens va le fait que la culture lettrée, chez les gens qui savent réellement lire, est peu ou mal intégrée. La proportion de gens qui lisent des livres, d’une manière habituelle et intensive, est très faible, de l’ordre de 12 à 15% en France. Cela explique les très faibles tirages des livres d’idées: habituellement entre 3 000 et 5 000 exemplaires, pour une population théoriquement lisante qui dépasse les 20 millions. Les tirages des journaux ne font pas exception: de 10 000 à 1 000 000 pour des quotidiens rarement plus.
La manière dont ces phénomènes sont vécus par les gens, en particulier, par les élèves dans les écoles s’explique en grande partie par la nature du système d’éducation à notre époque. Deux choses le caractérisent. Premièrement, il fait de l’instruction une priorité absolue, ce qui l’amène à rendre celle-ci obligatoire. Elle l’est maintenant, dans beaucoup de pays, jusqu’à 16 ans. Cela entraîne des dépenses publiques considérables pour l’éducation: plus de 20% du budget de l’État, en France, en 1991. Mais, en même temps et d’une manière apparemment contradictoire, ce système est extrêmement sélectif et ne délivre les diplômes qu’avec une grande parcimonie. Cela a été analysé et théorisé par Sorokin (1927), qui a montré que la fonction principale des systèmes d’enseignement était de réguler les flux de gens qui accèdent aux différentes fonctions sociales. Cela signifie que le système s’arroge le droit de permettre ou d’interdire l’entrée dans ces fonctions, grâce aux examens et aux diplômes. Cela se comprend bien. Dans un système dont le but est de contraindre à l’acculturation, il faut à la fois rendre l’école obligatoire et éliminer ceux qui ne se conforment pas aux normes tout en favorisant et en récompensant ceux qui le font.
Les élèves oui se voient interdire l’accès à des fonctions sociales reconnues sont évidemment ceux qui échouent scolairement. Ils sont donc en situation d’échec et même de rejet dans un monde où ils ont l’obligation de pénétrer. On ne peut imaginer une meilleure source de névrose collective, de “double message” institutionnel, qui fait penser à la névrose expérimentale du chien de Pavlov. D’un côté, on leur dit qu’ils doivent rentrer dans cet univers, qui est le meilleur possible, le plus enrichissant et le plus noble, de l’autre, on les en exclut par toutes sortes de procédures subtiles dont la plus importante consiste à leur attribuer des marques (les notes scolaires) oui ont un caractère dévalorisant voire infamant
Toute une partie de la population est soumise à ce système névrosant et en subit les conséquences. Il se trouve que la partie de la population qui est soumise à ce régime est plutôt la partie défavorisée socialement et économiquement. Pourquoi cette coïncidence? Je vais revenir sur ce fait fondamental et commencer par réfuter certaines théories faciles qui ont été proposées à ce sujet.

CULTURE ET CATÉGORIES SOCIALES

Le problème est donc de savoir pourquoi une grande partie de la population n’accède pas à la culture régnante, qui est dispensée surtout par l’école, avec les conséquences que cela entraîne. La principale de ces conséquences est que ces gens voient leur destin social et humain déterminé, conditionné par l’école, et cela de plus en plus. L’école les oriente, même si elle ne les a pas formés.
Tout un ensemble de théories, d’inspiration marxiste, partent de ce fait brutal, simple, incontestable, à savoir la coïncidence entre l’accès à la culture et le statut social des parents et des enfants. Il est tentant, quand on regarde les statistiques, d’établir une relation causale simple entre ces deux phénomènes, le statut social et la culture, qui apparaissent tellement liés. La formule qui vient immédiatement à l’esprit est celle-ci: le statut social détermine la culture ou, d’une manière encore plus radicale, la culture n’est qu’une manifestation de la condition sociale et rien d’autre, même si elle prétend le contraire.
Ces formules à l’emporte-pièce ne sont pas loin de résumer la pensée de Pierre Bourdieu, qui est le meilleur représentant, en France, de cette école de pensée. Ses différents livres, très connus, concernent essentiellement les deux processus de la “distinction” et de la “reproduction sociale” (Bourdieu et Passeron, 1970) qui déterminent, d’après lui, tous les autres.
Dans une vision tout à fait marxiste, et qui complète la théorie de Marx qui ne s’était pas beaucoup penché sur les phénomènes culturels, la culture, le statut social, la réussite scolaire se comportent à la manière d’un “capital”. Il y a d’abord le “capital social” qui est le plus important, car il détermine le “capital culturel”. Les gens, qui appartiennent à une certaine catégorie sociale, transmettent à leurs enfants leur “capital culturel”, tout d’abord par une espèce d’opération magique exprimée par la relation statistique, et ensuite quand on veut préciser les choses, parce que les moyens économiques conditionnent l’accès à la culture. Les parents font pression sur leurs enfants pour qu’ils réussissent, ils leur achètent des livres, ils les aident dans leurs études, ils leur payent les meilleures écoles, etc.
Tout cela, certes, existe et joue un rôle non négligeable. Cependant, deux choses permettent de le relativiser: premièrement, le fait que les pays modernes font des efforts énormes, par toutes sortes de moyens dont la gratuité n’est qu’un aspect, pour diminuer le poids du facteur social, avec des effets quasiment nuls du point de vue de l’égalité des chances, deuxièmement, parce que la réussite à l’école ne dépend pas que des aides extérieures mais encore plus de l’organisation de l’école et de la manière dont l’enfant réagit à cette organisation. Je vais revenir là-dessus.
Comme la culture acquise à l’école (le capital scolaire) détermine d’après Bourdieu, l’accès à un statut social, ce qui résulte effectivement de l’emprise de l’école sur l’accès aux carrières, il en résulte la “reproduction”. Le niveau social des parents détermine le niveau scolaire et culturel des enfants, qui détermine, à son tour, le niveau social de ces mêmes enfants. Le serpent se mord la queue. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que les sociétés modernes se caractérisent par une stabilité énorme des catégories sociales. fonctionnant sur un mode quasiment héréditaire.
Mais Bourdieu ne s’arrête pas en si bon chemin. Il ne se contente pas d’affirmer que le niveau culturel des enfants n’est qu’un reflet et un héritage du statut social des parents, il va plus loin et s’attaque à la signification même que la culture peut avoir pour l’individu, par exemple, pour l’enfant qui a reçu de ses parents une culture donnée. Et là encore, son argumentation utilise certains aspects de la culture qui ne sont vas niables mais oui sont loin de vouloir en rendre compte complètement.
Du fait de son caractère sélectif, qu’on peut regretter et qui résulte de phénomènes plus profonds que j’examinerai plus loin, la culture n’appartient pas à tout le monde. Ceux qui la possèdent peuvent donc s’en prévaloir et faire comme si elle désignait une supériorité de nature sociale. Elle peut donc servir à distinguer et à montrer “qu’on est distingué”. C’est, pour Bourdieu, sa signification essentielle. Cela est affirmé sans ambiguïté tout au long de son ouvrage La distinction (1979).
Bourdieu n’est pas troublé var le fait que cela n’est évidemment qu’une conséquence. Si tout le monde possédait une culture donnée, elle ne pourrait pas “distinguer”. Conscient de cette objection, Bourdieu répond en construisant une théorie qui est probablement la plus importante parmi celles qu’il a présentées, à savoir qu’il existe un rapport organique, d’ordre symbolique, entre la culture et la réalité sociale qu’elle représente. La culture distingue parce qu’elle est elle-même distinguée, si l’on peut dire. Elle consiste, en effet, à faire des choses difficiles, spéciales, élevées, coupées du réel vulgaire et quotidien dont “l’art pour l’art” est la meilleure expression, et ces choses permettent aux gens des classes supérieures d’exprimer leur supériorité, leur distance par rapport au peuple rivé à la terre, leur hauteur sociale, etc. Par exemple, ils aiment les mets raffinés qui ne font pas grossir. les productions artistiques originales. rares et sophistiquées. les musiques d’autrefois, cela leur permet d’exprimer qu’ils ne sont pas comme les autres surtout pas comme ces êtres méprisables sur lesquels ils exercent leur domination.
Tout cela n’est évidemment pas faux. La culture peut aussi servir à cela. Cela pourtant ne la définit pas. Son caractère exceptionnel n’est qu’une conséquence de circonstances historiques en voie de disparition. La beauté est aussi la chose la plus répandue, à certains points de vue la plus “commune”, comme, par exemple, la beauté des paysages. Et le fait, par ailleurs, que les classes supérieures se la soient appropriée est un fait récent et contingent, très lié à l’avènement de la classe bourgeoise. Marc Bloch (1939) n’arrête pas, dans ses études sur la classe seigneuriale au Moyen ge, d’insister sur le caractère inculte, brutal, grossier, violent de tous ces seigneurs que les clercs méprisaient à cause de cela. La classe dominante n’utilisait pas la culture comme un marqueur social. Il faut d’ailleurs se méfier de toutes les argumentations qui reposent sur l’utilisation d’un lien symbolique entre deux réalités

LES FACTEURS DÉTERMINANTS

Comme je l’ai déjà fait remarquer, une théorie telle que celle de Pierre Bourdieu, qui en rejoint d’autres que je n’ai pas citées, relève certains facteurs qui expliquent l’accès à la culture mais qui sont, d’après moi, des facteurs secondaires, circonstanciels, selon un schéma que j’ai appelé le conditionnisme. très utilisé var les penseurs marxistes.
Le problème reste entier de savoir tout d’abord comment pourquoi les classes sociales se constituent. La théorie de Bourdieu, comme beaucoup d’autres, fait comme si les classes sociales étaient tombées du ciel. Or, ce n’est pas le cas. La mobilité sociale est importante, dans toute société, et il y a sans cesse des gens qui montent ou descendent socialement, pour des raisons que j’essaierai d’évoquer. En outre, la culture, qui a en effet été enfermée dans un certain cadre par certaines catégories et qui est devenue, dans cette optique, un instrument de promotion sociale (à travers les processus scolaires), déborde largement ce cadre et a un sens beaucoup plus large. Il existe aussi des cultures populaires, ouvrières, etc. On peut se demander pourquoi et comment une certaine culture se trouve intégrée à un individu donné. Pourquoi, par exemple, un enfant se met à travailler ou ne pas travailler à l’école? Cela ne s’explique pas uniquement par l’aide ou les pressions qu’il subit.
En fait, l’enfant, comme l’adulte, n’arrête pas de faire des actes qui le positionnent socialement et culturellement. Il “choisit” sans cesse, et presque à tout instant, par des actes imperceptibles, sa place dans l’univers social et culturel. De même que Tolstoï, dans Guerre et Paix, disait que le moindre caporal de l’armée de Napoléon déterminait le destin de la campagne de Russie, de même, on peut dire qu’un enfant, un adulte, en lisant, en réfléchissant, en jouant, en travaillant, détermine lui-même sa position dans l’espace social et culturel. Cela implique naturellement qu’il puisse le faire. Cette possibilité, qu’on pourrait appeler la marge sociale de liberté, varie dans les sociétés. Par exemple, il était pratiquement impossible à un noir, dans la société esclavagiste du Sud des États-Unis, au XIXe siècle, de devenir patron ou dirigeant. Par contre, sa marge de liberté lui permettait de prendre le maquis et de s’intégrer à une société noire totalement marginale, ce que beaucoup de noirs ont fait. Aujourd’hui, Albert Camus, fils d’ouvrier agricole, peut devenir écrivain et journaliste. Grâce à cette marge de liberté, qui est très grande dans nos sociétés, ce qui devient déterminant est la psychologie profonde de l’individu, elle-même déterminée par des facteurs que j’appellerai tout à l’heure écologiques.
Cela signifie que les facteurs qui règlent l’évolution sociale et culturelle échappent, dans une grande mesure, aux transactions de la vie sociale; ce sont d’autres facteurs. Je vais essayer de montrer que ce sont des expériences de nature personnelle qui s’accumulent: ce sont des expériences cumulées.
Avant d’en venir là, il faut faire une remarque sur ces statistiques qui ont servi à Bourdieu, et à d’autres, à fonder leur conception. Les liaisons entre niveaux social, scolaire et culturel des parents, d’une part, et des enfants, d’autre part, dans toutes les combinaisons possibles, ne sont pas aussi fortes qu’on le dit. “Blau et Ducan, dit Boudon (1979), ont montré que, aux États-Unis, la relation statistique entre niveau d’instruction et statut social est modérée: la première variable explique environ 30% de la variance du second.” Cela vaut pour la liaison intra-individuel entre les deux variables. Les mêmes Blau et Duncan ont établi un tableau de toutes les corrélations entre niveau d’instruction et statut socioprofessionnel du père, d’une part, et du fils, d’autre part, en tenant compte du fait qu’il s’agit de son premier emploi ou de son emploi actuel. La conclusion formulée par Boudon est la suivante:
On doit admettre une influence directe non négligeable du niveau d’instruction sur le statut social acquis par l’individu et que l’influence simultanée du statut socioprofessionnel du père sur le niveau d’instruction du répondant et sur son statut professionnel, abstraction faite de son niveau d’instruction, est, par comparaison, négligeable.
En réalité, Bourdieu, avec beaucoup d’autres, se fonde surtout sur le fait qu’il y a très peu d’enfants de la classe défavorisée qui accèdent à l’université, c’est-à-dire aux positions supérieures. Cela est vrai, avec certaines réserves, mais résulte d’un processus cumulatif qui masque les vrais phénomènes. L’université n’accueillant, dans le monde actuel, qu’une faible proportion d’une classe d’âges exige, pour y accéder, une convergence d’avantages qui se trouvent surtout réunis dans la catégorie supérieure. Mais cela même est à nuancer. Si l’on regarde la statistique de la réussite scolaire, en fin d’études primaires, d’enfants de différentes catégories sociales, publiée par Girard (1964), on s’aperçoit que la proportion d’enfants d’ouvriers agricoles, d’agriculteurs et d’ouvriers qui réussissent, à ce moment-là, est respectivement de 33, 43 et 35%. Ces enfants ne se retrouveront pas à l’université, parce qu’il faut d’autres conditions favorables. Il n’empêche qu’ils sont au bord de la réussite, si l’on peut dire, et celle-ci peut très bien se réaliser à la génération suivante. La réussite finale, phénomène particulier, n’est pas l’accès à la culture. Celui-ci peut très bien se produire malgré des conditions sociales théoriquement défavorables.
Finalement, le fait qu’il y a d’autres facteurs que les facteurs favorisants ou défavorisants, que les marxistes montent en épingle, s’exprime surtout dans le constat d’une mobilité sociale relativement forte que les sociologues sont obligés de reconnaître. Boudon en fait la remarque, à partir des recherches de Glass et Anderson.
Les individus d’origine sociale supérieure ont plus d’une chance sur deux de connaître une mobilité descendante, les individus d’origine sociale inférieure plus de trois chances sur dix de connaître une mobilité ascendante.

LES CATÉGORIES DE FACTEURS

Recherchons donc ces facteurs qui peuvent expliquer comment et pourquoi des individus, depuis leur plus jeune âge, s’acculturent de telle ou telle manière et accèdent, de telle ou telle manière ‘ à un certain statut social. Par rapport au problème que je pose dans ce texte, celui de l’échec scolaire, cela nous permettra de préciser la notion de subculture qui me semble indispensable pour le résoudre.
Ces facteurs, à mon avis, commencent à être connus, après trente ans de recherche sur ce qu’on appelle aujourd’hui la “psychologie différentielle”, dans leur plus grande généralité. Naturellement, ce sont des facteurs capables de modifier les attitudes et les tendances affectives, qui déterminent eux-mêmes les comportements.
Pour comprendre ces facteurs, il peut être utile de faire une distinction entre l’activité en tant qu’intervention sur le milieu ou, si l’on préfère, sous son aspect centrifuge, et l’activité en tant qu’elle revient sur le sujet, sous son aspect centripète. Il peut s’agir de la même activité. Par exemple, l’activité qui consiste à m’adresser à quelqu’un pour obtenir quelque chose de lui est centrifuge dans l’intention qui la détermine, à savoir obtenir quelque chose de cette personne. Mais elle est en même temps centripète, dans la mesure où elle me permet de faire l’expérience de cette personne, à ce moment même. Mon acte me revient pour ainsi dire en feed-back. La personne concernée se révèle à moi, alors que je cherche seulement à obtenir un certain effet et en fonction de l’effet obtenu. Une expérience se produit, qui dépasse la simple transaction extérieure.
La vie de l’enfant et de l’adulte ne cesse d’être source d’expérience, quelle que soit l’activité effectuée. L’expérience en question peut se définir comme une rencontre avec la réalité dans laquelle celle-ci n’est pas un stimulus déjà constitué et fonctionnant comme tel mais acquiert cette valeur. Après l’expérience, en effet, la réalité concernée est capable de déclencher un certain type de réactions, de fonctionner comme un stimulus, ce dont elle n’était pas capable avant.
Les chercheurs en psychologie et en sociologie ont réussi à isoler un certain nombre de situations qui sont capables de déclencher ce type d’expérience et qu’on pourrait appeler facteurs psychogènes. On peut les regrouper sous quatre rubriques.
1. Il y a tout d’abord l’environnement global, qui peut être plutôt du type spatial (géographique) ou temporel (historique). Par exemple, il est maintenant connu que le type d’agglomération dans lequel vit l’individu a une influence sur son évolution. Des recherches ont montré que les attitudes face à la sexualité étaient différentes, toutes choses égales par ailleurs, selon que les sujets habitent une métropole comme Paris, une ville moyenne ou une petite ville. Les attitudes sont d’au 1 tant plus ouvertes que la ville est plus grande. Dans un ouvrage récent, dont je reparlerai, sur Les pratiques culturelles des français, Donnat et Cogneau (1990), qui font une étude approfondie des loisirs des Français, se voient obligés de définir un facteur particulier à savoir le fait d’habiter à Paris. Ils l’appellent “l’effet Paris”. Et ce n’est pas seulement le fait que certains loisirs sont plus accessibles dans cette ville; les attitudes sont différentes. Alain Girard, dans sa recherche sur La réussite sociale en France (1961), notait le fait que Paris produisait proportionnellement beaucoup plus de notoriétés que la province.
Cela se vérifie même dans les attitudes politiques. On sait le soutien considérable que la classe paysanne allemande a apporté à Hitler. On trouverait encore plus de différences si l’on considérait des milieux historiquement différents, situés à des époques différentes.
2. L’environnement spécifique consiste dans le milieu immédiat de l’enfant ou de l’adulte, un phénomène brut dont on ne considère pas les intentions ou les attitudes. Il faudrait plutôt parler d’entourage. Il peut s’agir de l’entourage humain, comme la famille, l’école, ou d’entourages physique et matériel. Des recherches ont montré l’influence déterminante du nombre d’enfants dans la famille, de la place de l’enfant dans la fratrie, de la distance intergénésique (distance en âge avec les autres enfants), etc. Il ne faudrait pas croire que ce facteur, pas plus que le précédent, agisse seulement comme une variable intermédiaire, en tant que modifiant ou signifiant des attitudes du milieu. Au contraire, il a une valeur en soi. Comme l’a montré Merton (1954) à travers des recherches sur la proximité ou la distance dans des ensembles urbains, la rencontre avec d’autres à l’état pur est créatrice d’attitudes. Il y a une valeur du contact en soi du fait qu’il permet l’expérience.
3. Il y a, évidemment, l’influence des personnes du milieu en tant qu’elles ont certains comportements, certaines attitudes, qu’elles entretiennent certains types de relations. Ce n’est pas simplement l’éducation, qui est quelque chose de volontaire, qui connote un certain projet sur le sujet éduqué. La personnalité des parents, par exemple, en dehors de leurs projets éducatifs, a une influence déterminante sur l’évolution de l’enfant. De nombreuses recherches ont été faites sur les attitudes éducatives et leur impact, par exemple, à l’aide du questionnaire américain HOME. Toutes montrent l’importance de ce facteur. Cependant, on ne pouvait jusqu’ici aller très loin, dans la mesure où l’on croyait encore à une intelligence “naturelle” mesurée par le Q.I. ou autres choses dans ce genre. Maintenant qu’on connaît, après les recherches de l’école cognitiviste, l’importance de nouveaux facteurs comme “la réaction à la nouveauté”, l’”habituation”, l’”attention focalisée”, etc., on peut aller plus loin et observer de plus près l’action du milieu.
4. L’information donnée par le milieu joue aussi un rôle déterminant. Autrefois, on le considérait comme le facteur essentiel, qu’on englobait sous le terme de “tradition”. On parlait du fait que les enfants de catholiques sont généralement catholiques, etc., comme si les idées et les croyances se transmettaient directement, par une espèce d’osmose. Il y a cette notion, derrière la conception de Bourdieu de “capital transmis”. En réalité, aucune croyance ou idée ne se transmet directement pour la bonne raison qu’elles doivent d’abord avoir prouvé leur valeur, ce qui renvoie à l’expérience. Il reste qu’elles existent au niveau informatif, ce qui n’est pas le cas des autres croyances ou idées. Il faut au moins les connaître pour pouvoir s’accrocher à elles.

UN MODÈLE ÉCOLOGIQUE

Essayons de voir comment fonctionne ce nouveau modèle, qui nous servira ensuite pour éclairer le difficile problème de l’échec scolaire. Ce modèle, je l’appelle écologique; nous allons voir pourquoi.
Revenons sur ces facteurs que j’ai énumérés au paragraphe précédent. On peut très bien les interpréter dans une optique sociologiste. Prenons, par exemple, l’éducation donnée dans la famille. On peut dire qu’elle dépend du statut social de celle-ci. Il est évident qu’on ne donne pas la même éducation dans une famille bourgeoise et une famille ouvrière, et cela est vrai.
Cela, cependant, est une illusion que j’appellerai l’illusion sociologiste. Si, en effet, on regarde les choses de plus près, on s’aperçoit que l’éducation donnée par une mère bourgeoise découle directement des valeurs de celle-ci, en particulier dans le domaine éducatif. D’où la mère a-t-elle tiré ses valeurs? Évidemment, elle les a reçues de quelqu’un qui a eu une influence sur elle. Ce quelqu’un était peut-être un bourgeois comme elle, mais peut-être aussi ça n’en était pas un! Il n’y a pas que les bourgeois qui ont une conception éducative fondée sur la rigueur, même si statistiquement ils l’ont plus souvent. Allons plus loin encore. Au moment où la mère a commencé à professer des valeurs éducatives rigoureuses, elle s’est mise dans un état d’esprit qui favorisait son adhésion à la classe bourgeoise, elle est devenue davantage une bourgeoise. Naturellement, cela ne suffit pas. Il ne suffit pas d’avoir des idées éducatives rigoureuses pour être une bourgeoise. Il faut encore d’autres caractéristiques et spécialement certains comportements dans le domaine économique. Si l’on met bout à bout toutes ces conduites et toutes ces attitudes avec leurs effets, on constitue une configuration bourgeoise, on fabrique pour ainsi dire la réalité bourgeoise, qui n’existait peut-être pas auparavant.
Il faut donc renverser l’ordre des notions. Au lieu de dire, comme on le fait toujours, que les gens ont telle ou telle attitude ou ont tel ou tel type de culture parce qu’ils ont tel ou tel statut social, il faut dire qu’ils ont ce statut social parce qu’ils ont cette attitude ou cette culture. Leur psychologie, qui est fondamentalement sociale au sens écologique du terme (que je vais préciser), est à l’origine de leur positionnement social ou de leur “classification sociale”, comme le dit Bourdieu.
Une des conséquences très importantes de cela concerne la dynamique sociale, terme que Auguste Comte mettait au premier plan. Il suffit que, du fait de circonstances historiques créant certains types d’interférences, la psychologie des gens bouge, se modifie quelque peu, évolue dans un certain sens, pour que la société, à son tour, se transforme. Voici deux exemples.
Le premier concerne la formation, au XVIe siècle, de ce qu’on a appelé le “quatrième état”, la classe des “officiers” issue de la classe commerçante et qui était appelée à devenir, ultérieurement, la bourgeoisie dite “de talent” et à exercer la domination politique (la bourgeoisie proprement dite). De nombreux ouvrages récents nous renseignent sur cette évolution, en particulier, le livre de Huppert (1983) Bourgeois et gentilshommes. Il apparaît clairement qu’un des facteurs essentiels de cette évolution a été l’affirmation, par cette catégorie, de conceptions concernant le travail, qui tranchaient radicalement avec celles de l’ancienne aristocratie, dépensière, batailleuse, hostile à l’activité laborieuse. On me dira, mais que faites-vous de la croissance démographique, liée à la prospérité économique nouvelle qui se produit au XVje siècle? (voir Leroy-Ladurie) Nous retrouverons, là encore, les attitudes; celles-ci sont nécessaires pour faire les enfants et pour augmenter la production. On n’en sort pas.
Le deuxième exemple est celui qu’a pris Max Weber (1964) pour soutenir sa thèse L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme. On ne pouvait mieux trouver. Il est évident que la transformation de la mentalité religieuse, qui se produit en Angleterre dès le XVe siècle (Wycliff et les lollards, etc.), est à l’origine d’un mouvement qui aboutira à la révolution industrielle et pas l’inverse.
Une conséquence de cela est qu’on ne peut pas continuer à déduire d’un positionnement social donné, une psychologie, un mouvement culturel, une mentalité. Cela a été fait à une grande échelle par toute l’école des critiques qui se rattache à Lukacs et qui a essayé de démontrer que, par exemple, le Roman historique (1956) ne peut se comprendre qu’en faisant référence à l’appartenance bourgeoise des romanciers, etc. C’est le contraire qui est vrai. Les romanciers n’étaient pas au départ et par essence bourgeois. Ils pouvaient, éventuellement, le devenir s’ils adoptaient des idées et des sentiments qu’on rencontre habituellement dans la bourgeoisie. En eux-mêmes, ils n’étaient pas plus bourgeois qu’autre chose.
J’appelle cette position écologique dans la mesure où elle postule qu’à l’origine des mentalités et ensuite des positionnements et appartenances culturels et sociaux, il y a influence de tout un ensemble de courants, de nature géographique et historique, qui exercent leur action sur les individus et qui les orientent dans un sens ou dans un autre. Ces courants se croisent et s’entrecroisent comme dans les fonds marins, et les structures fixes et rigides que nous voyons sous nos yeux entretiennent le même rapport avec eux que les atomes et électrons de la physique des particules avec les corps chimiques répertoriés.
Cela explique que les corrélations entre statut social et développement scolaire et culturel soient moyennes, pas vraiment explicatives. Il peut se faire en effet, et cela arrive fréquemment, que les facteurs écologiques qui agissent sur les individus d’une génération agissent aussi sur les individus de la génération suivante s’il n’y a pas intervention de nouvelles forces agissant dans des directions différentes. Il y a dans ce cas corrélation. La probabilité pour que cela se produise est évidemment forte, puisque c’est le père qui agit sur le fils et ainsi de suite. Et, cependant, l’intervention de forces nouvelles est elle aussi très probable, ne serait-ce que du fait des unions matrimoniales qui tendent à mélanger les groupes et les influences.
Quelquefois pourtant, un véritable tournant se produit; le fils ou la fille prend une direction radicalement différente de celle du père ou de la mère; il y a changement dans le statut social, dans le sens ascendant ou descendant. Si l’on cherche, on trouve toujours où se situe la rupture et on remarque qu’il y a eu intervention de nouvelles forces, de nature écologique. Par exemple, les juifs en Europe au XIXe siècle quittent les ghettos dans lesquels ils étaient enfermés au Moyen ge, et celaa grâce à la libéralisation provoquée par le mouvementdémocratique. Immédiatement leur rôle social se modifie. Alors qu’ils étaient jusque-là des commerçants et des intermédiaires, ils vont devenir les représentants les plus importants et les plus nombreux de la classe intellectuelle. Dans la Vienne de la fin du siècle, ils formeront la plus grande partie de l’intelligentsia et dans les États-Unis d’aujourd’hui, ils remplissent les universités. Du fait de leur disponibilité nouvelle, ils ont pris la place qui était libre et que pouvaient difficilement occuper des gens encore englués dans les structures d’autrefois.

LA SUBCULTURE OUVRIÈRE

Toutes les considérations précédentes, longues et laborieuses, étaient-elles nécessaires pour aborder et éclairer le problème de l’échec scolaire et de ses remèdes? Je pense que oui. Il me semble que des théories insuffisantes et réductives ont beaucoup contribué à obscurcir un problème par lui-même très complexe et auquel on n’a apporté jusqu’ici aucune solution.
La question centrale est de savoir pourquoi on n’est pas arrivé, actuellement, à acculturer vraiment dans la culture, non pas “bourgeoise” (cela n’a aucun sens) mais “moderne” (au sens de la culture écrite), les grandes masses de la classe populaire, alors que les États du monde occidental (et maintenant aussi les autres) font des efforts gigantesques, sans précédents dans toute l’histoire humaine, pour y arriver (budgets colossaux, obligation scolaire, organisation sophistiquée, formation des enseignants, etc.).
Pourquoi cet échec? Tout se passe comme si l’on se heurtait à une barrière infranchissable, qu’on ne peut pas ou peut-être qu’on ne veut pas voir. Et, en effet, on se contente de mesures conjoncturelles, comme par exemple de soumettre tous les enfants au même régime et au même système, comme si on voulait dire: “Vous voyez, on fait tout pour supprimer les barrières puisqu’on n’en tient pas compte, puisqu’on fait comme si elles n’existaient pas.” Malheureusement, il ne suffit pas d’ignorer les barrières pour qu’elles n’existent pas. Elles sont alors cent fois plus fortes.
Mon idée est qu’il existe une subculture ouvrière qu’on commence seulement à découvrir (de nombreux livres récents lui sont consacrés: Sainsaulieu, Touraine, Vernet, Frémontier, Schwartz, etc.) qui présente une configuration globale de type gestaltiste qui s’oppose à la culture écrite. Non seulement elle n’est pas dans la culture écrite mais elle lui est opposée. Autrement dit, il y a chez elle une résistance véritable à la culture écrite.
On va évidemment crier au racisme, dire que je caricature et que je calomnie la classe ouvrière. Cela serait vrai si, comme beaucoup, je me contentais de constater cette insuffisance et si je n’accordais pas, à la classe ouvrière, une culture propre, spécifique. Il n’en est rien. je pense, avec Bernstein (1975) (qui n’a malheureusement pas été jusqu’au bout de sa découverte) qu’elle a, au contraire, sa culture propre et que c’est justement cela qui l’empêche d’être ouverte à la culture écrite. Sa culture s’oppose à une culture de modèle différent.
Les États modernes, en imposant la scolarité obligatoire et en voulant acculturer la classe ouvrière dans la culture écrite, ne se rendaient pas compte qu’ils entreprenaient une opération de transfert culturel, qui présente une difficulté et un coût considérables. Ils avaient raison de le faire, mais ils ne s’en donnaient pas les moyens (pédagogiques et psychologiques).

Pourquoi les États modernes se sont-ils attelés à cette entreprise? Pourquoi a-t-il fallu attendre si longtemps pour qu’on songe à entreprendre une opération dont l’intérêt saute aux yeux? La classe populaire existait pourtant depuis fort longtemps. Sous sa forme paysanne, au moins depuis le néolithique, c’est-à-dire depuis presque 10 000 ans. La culture écrite, de son côté, existait depuis quelque quatre millénaires avant qu’on ne commence à vouloir la répandre sur les classes populaires, au XVe siècle européen. L’imprimerie, à ce moment-là, était connue en Chine depuis les Song, aux Xe et Xe siècles, et en Europe depuis le XVe siècle. Pourquoi donc ce retard, cette longue attente?
L’explication qui me semble la meilleure ressort des découvertes d’historiens, en particulier des considérations de Chartier et Neveu dans leur Histoire de la France urbaine (1980), quand ils expliquent pourquoi on s’est mis, à la Renaissance, à développer,les “écoles de grammaire”, “qui passent des mains de l’Église à celles du corps de ville”. La gratuité en est un aspect essentiel. La raison en est que cette acculturation est apparue comme un des moyens, pas le seul, d’assagir, en les poliçant les classes populaires, spécialement dans les villes. Un autre moyen consiste dans “les Aumônes générales” ou charité organisée, qui précède le “Grand enfermement” au XVIIe siècle, dont nous a parlé Foucault (1961).
Plus déchirées qu’auparavant, note R. Chartier, et conscientes de l’être, les villes de France de la première modernité engagent un gigantesque effort d’acculturation qui vise, non à réconcilier une société éclatée, mais à rendre tolérable la coexistence entre puissants et démunis. Ignorance et indigence du plus grand nombre sont, en effet, grosses de périls, ce qui conduit les notables coalisés à tenter de les retrancher, ou tout au moins de les réduire. Interne à la ville, un premier front vise à multiplier les institutions de contrôle social, qui seules pourront policer la sauvagerie installée à l’intérieur même des murs citadins. (p. 223)
Et encore:
Dès le commencements du XVIe siècle, les villes françaises affirment une conscience neuve de leur devoir éducatif. La manifestation la plus claire en est l’institution d’un contrôle municipal, qui se veut sans partage, sur les établissements où se donne l’éducation latine. (p. 243)
Revenons à notre problème. Pourquoi une telle préoccupation apparaît-elle à ce moment-là? Ce n’est pas la première fois, dans l’histoire, que les masses populaires se mettent à remuer et à poser des problèmes. Si l’on regarde seulement les villes, où les soulèvements sont plus dangereux que dans les campagnes du fait de la concentration, il y en avait déjà dans le monde islamique à partir des VIIIe-XIe siècles, et, dans le monde extrême-oriental, à partir des Song, avec le développement considérable de l’artisanat et du commerce. On n’avait pas alors songé à acculturer les masses populaires.
Ce qui est nouveau dans le monde occidental, et qui explique sans aucun doute la nouveauté des solutions adoptées, ce n’est pas l’existence des pauvres mais, si je peux dire, leur liberté. Dans le monde islamique, comme dans le monde chinois, les pauvres étaient fortement encadrés. Dans le monde occidental, ils ne l’étaient plus à cause d’un événement considérable survenu vers l’époque carolingienne, sur lequel les historiens s’interrogent (voir certains livres récents, comme celui de Dockès, 1979, La libération médiévale), à savoir la disparition de l’esclavage. Celui-ci est remplacé par un système très différent, celui des tenures qui laissent aux travailleurs une liberté qui peut, dans certains cas, être grande (celui des alleutiers), et dans d’autres, être proche de l’esclavage antique (celui du servage proprement dit). À la fin du Moyen ge, et à cause d’un développement économique important dû à ce que certains ont appelé une “révolution industrielle” (Gimpel, 1975) et à cause surtout de transformations profondes dans l’agriculture (spécialement en Angleterre, avec le mouvement des “enclosures”, commencé dès le Moyen ge), les pauvres se mettent à proliférer et à errer en bandes immenses à travers les campagnes et dans les villes.
Il est clair, écrit Chartier, que le paupérisme, au tournant des XVe et XVIe siècles, plonge ses racines dans une profonde désagrégation des sociétés rurales. En Normandie, comme en Bourgogne, le pourcentage des familles désignées comme “pauvres” dans les documents fiscaux s’accroît, et ce pour une double raison: l’émiettement de la propriété paysanne lié à la reprise démographique, la résistance, particulièrement agressive lorsqu’elle est robine, de la seigneurie. (p. 231)
Il ne faudrait cependant pas croire à un pur machiavélisme des classes supérieures, cherchant à scolariser les pauvres pour les assagir. En réalité, le même esprit qui avait peut-être présidé à la disparition de l’esclavage (on ne voit guère d’autres hypothèses) va présider à la découverte d’une solution d’un nouveau type. Il s’agit d’une influence du christianisme qui, partout en Occident à partir du haut Moyen ge, entre en interaction et parfois en conflit avec les structures proprement politiques et propose d’autres schémas sociaux.
La réforme, dit Chartier, de l’assistance urbaine […] est en fait le produit d’une sensibilité nouvelle, née dans un milieu socioculturel bien défini. À Lyon, le groupe moteur est formé par une coalition de notables, inspirés par deux humanistes chrétiens, clercs tous les deux, Jean de Vauzelles, Vérasmien, et un dominicain helléniste et hébraïsant, Santo Pagnini. Derrière eux, se rassemblent, comme à Paris, les hommes de robe […] et quelques marchands […] Pour la plupart catholiques, ces hommes sont liés par une même vision humaniste de la cité, société policée et harmonieuse, société laborieuse et pacifiée. Le retranchement de la mendicité comme la mise au travail sont les moyens nécessaires pour traduire dans les faits un tel idéal qui retrouve les aspirations communes. (p. 233)
On trouve là le même phénomène qu’on retrouvera 400 ans plus tard en France, quand les protestants convaincus, comme Jules Ferry, Paul Bert, Ferdinand Bisson, etc., créeront l’école gratuite et obligatoire.

LA RÉSISTANCE À L’ÉCOLE

Confrontées à cette école plus ou moins obligatoire, les classes sociales vont réagir de manière différente.
Les classes supérieures vont adopter des attitudes leur permettant d’en profiter. Ce n’est pas la conséquence, comme le croit Bourdieu, du fait qu’elles sont précisément supérieures et qu’il y aurait comme une espèce d’héritage d’un capital, mais, à l’inverse, parce que certaines attitudes qu’elles ont reçues de leurs parents et qui les poussent vers cette culture, les font aussi opter, au sens que j’ai déjà expliqué, pour la bourgeoisie (que pourtant certains d’entre eux n’adoptent pas). L’influence ne vas pas du statut social à la culture, mais d’une attitude sous-jacente à une autre attitude sous-jacente, qui déterminent elles-mêmes le statut social et la culture. Par exemple, le savoir scientifique intéresse certains d’entre eux et leur permet d’acquérir une culture de ce genre, d’une manière plutôt gratuite et désintéressée, et c’est cette même culture scientifique qui les amène à devenir, par exemple, ingénieurs et à jouer un rôle de dirigeant. L’attitude autoritaire qui accompagne souvent cette position découle elle-même des influences sous-jacentes et se trouve renforcée par l’exercice d’une profession qui consiste à manipuler des choses et non des hommes. Strong (1943), à l’aide d’analyses factorielles, a montré le lien entre le goût pour l’autorité et les professions scientifiques.
Les catégories défavorisées, par contre, manifestent à l’égard de la culture écrite une résistance incontestable que je vais essayer d’analyser et dont je vais essayer de comprendre le mécanisme.
Pour comprendre cela, il faut, à mon avis, rentrer dans des considérations qui regardent la psychologie sociale et qui ne sont pas simples. Si l’on considère que la classe populaire, qu’on pourrait plutôt appeler la classe manuelle, constitue une subculture à l’intérieur de la culture globale de notre société, il faut tirer la conséquence de cela. Le fait qu’elle soit manuelle ou plutôt manuelle l’amène à développer certains comportements, certaines valeurs, certains sentiments qui sont par eux-mêmes enrichissants, positifs et valorisants. Comme le fait remarquer Marcel Verret (1988) dans La culture ouvrière, la classe ouvrière est loin d’être dépourvue de culture.
Et, cependant, toute culture, et pas seulement la culture ouvrière, est enfermante. Le mécanisme psychologique qui explique cela est facile à comprendre. Tout irait bien si les individus qui appartiennent à une certaine culture se contentaient de développer les activités et d’aborder les problèmes qui correspondent à cette culture, par exemple, si les ouvriers n’étaient occupés que d’activités manuelles. Malheureusement, tout être humain est amené à rencontrer les problèmes qui concernent tous les êtres humains. Par exemple, quelqu’un qui travaille avec les métaux et qui traite ceux-ci la plus grande partie de sa vie a nécessairement une famille (pas nécessairement celle qu’il fonde mais aussi celle dont il procède) avec laquelle il est confronté au problème des relations humaines. L’intellectuel, qui manie des idées toute la journée, ne peut pas s’empêcher de boire, manger, dormir, se déplacer, trouver un logement, etc. Le citadin, qui ne voit que des maisons et des rues avec des trottoirs est quand même confronté à la nature avec les saisons, le froid et le chaud, etc. Dans un domaine qui n’est pas le sien, par exemple, celui des relations humaines pour le spécialiste des métaux, les problèmes se posent uniquement en termes d’adaptation vitale, d’utilité et de sécurité. Ce n’est pas dans ce domaine que cette personne se réalise, à moins qu’elle n’y soit introduite, d’une manière ou d’une autre, moyennant quoi ce domaine devient aussi le sien.
Dans un domaine qui est étranger à la personne et qu’elle rencontre seulement pour des raisons de nécessité et parce qu’elle ne peut pas faire autrement, elle développe des attitudes qui sont essentiellement défensives et protectives et qui sont source de grandes angoisses. Cela renvoie à la catégorie de l’”imbrication” que j’oppose à celle de l’implication qu’on a tendance à confondre (Lobrot, 1988). Par “imbrication”, j’entends l’insertion matérielle et physique d’une personne dans un ensemble donné, d’où il résulte qu’elle en est dépendante existentiellement. On est imbriqué et non impliqué dans des activités qui vous sont seulement nécessaires.
Cela explique, à mon avis, cette ignorance et très souvent ce rejet que les gens d’une certaine catégorie sociale opèrent à l’égard de ceux d’une autre catégorie, qui leur sont pourtant utiles. Nous sommes ici à la racine de ce que Sumner Maine appelait l’ethnocentrisme, qu’il avait découvert dès le début du siècle. Symétriquement au rejet des gens des classes populaires à l’égard des intellectuels, on trouve, dans l’Antiquité, le mépris des gens de la société moyenne pour tous ceux qui s’adonnaient aux “métiers mécaniques”. Les commerçants ont toujours été très méprisés dans les grandes sociétés agricoles. Mais les agriculteurs eux-mêmes n’ont pas échappé à ce destin. Dans les pays de désert, les nomades méprisent les sédentaires, qui travaillent dans les oasis. Il n’y a pas encore longtemps, les gens de la noblesse, en France, croyaient “déroger” s’ils s’adonnaient à des activités réservées aux roturiers. On pourrait multiplier les exemples.
L’origine de ce mépris ne réside pas seulement dans l’idée que les gens qui font ces choses qu’on méprise s’adonnent à des activités vulgaires, terre à terre et utilitaires, mais cela va plus loin. Derrière, il y a le sentiment, explicitement exprimé, qu’on ne voudrait pas faire ce genre de choses. Pourquoi ne pourrait-on pas le faire? La raison évidente, qui rejoint le sentiment de peur que je signalais, est qu’on ne peut pas s’épanouir dans ces activités, y exprimer sa liberté créatrice, sa volonté de plaisir. Ces activités sont non seulement utilitaires mais plates, bêtes, inintéressantes, banales. Il est clair qu’on en a peur, car si on les pratiquait on mettrait en péril tout un système de défense soigneusement élaboré qui concerne toutes les activités qu’on pratique seulement “parce que c’est nécessaire”.

UN ANTI-INTELLECTUALISME

Ce mécanisme explicatif concerne-t-il les gens des classes populaires dans le monde occidental? Est-ce vrai qu’ils ont du mépris pour les valeurs auxquelles les autres sont attachés? Il y a de cela un très grand nombre de preuves entre lesquelles il me suffit de choisir.
Sans remonter au déluge, on peut faire allusion à ce qui se passait quand Aristophane, au Ve siècle avant J.-C., faisait rire les Athéniens en ridiculisant les philosophes et rhéteurs, et englobait Socrate dans le lot. Celui-ci paiera de sa vie ce discrédit.
Dès cette époque, et surtout au Moyen ge, se multiplient les groupements professionnels qui rassemblent tous ceux qui se livrent aux mêmes travaux. Parmi eux, les plus importants sont évidemment ceux qui réalisent les œuvres les plus prestigieuses. Dans ces temps-là, il s’agit des temples, palais, monuments de toutes sortes, qui demandent, pour être édifiés, une science et une habileté consommées. Peu à peu, se constitue au cours du temps un mouvement qui ne cessera de prendre de l’importance et qui aboutira, à la fin du Moyen ge, au compagnonnage et, ultérieurement, à la franc-maçonnerie. Le compagnonnage est important, car il vise, à la fois, à donner un esprit, à créer une solidarité, à défendre des intérêts et à former les jeunes. Le “tour de France” et tous les rituels y contribuent. Dans cet ensemble, les livres ne jouent aucun rôle. Tout l’apprentissage est pratique et se fait “sur le tas”. Dans un ouvrage récent sur le compagnonnage, Bayard (1986, p. 413) déclare:
On s’aperçoit qu’il faut valoriser les travaux manuels Cette formation est fort différente de celle qu’on donne à l’université. L’axiome du compagnonnage reste “un compagnon ne doit être instruit que par ses pairs”. Le métier n’est enseignable que par lui-même. Au contraire de l’université où l’on trouve un enseignement théorique, livresque, le compagnon récolte les conseils pratiques de ceux qui font le même travail que lui, qui lui communiquent leurs expériences.
On voit que les livres n’ont pas bonne presse. Et d’ailleurs, jusqu’au XIXe siècle, jusqu’à Agricol Perdiguier, phénomène exceptionnel, les compagnons n’écriront pas.
Puisqu’on en est aux livres, il est notable que tous ceux qui sont écrits sur les métiers, même sous leurs aspects les plus pratiques, les plus appliqués, le sont par des gens qui ne font pas eux-mêmes partie de ce monde, qui le voient de l’extérieur. Cela est déjà vrai pour les traités d’agriculture. Les premiers botanistes remarquables dans le monde latin, qui ont laissé des oeuvres importantes, étaient Columelle et Dioscoride. Le premier était tribun militaire dans les armées de Claude et de Néron, le second, médecin dans ces mêmes armées. Le Livre des métiers d’Étienne Boileau a été écrit par un commis de Louis IXe au XIIIe siècle. À partir du XVIe siècle, les ouvrages de sciences naturelles se multiplient et sont tous l’œuvre d’auteurs extérieurs au monde du travail et qu’on peut qualifier de “purs savants” (Gesner, Ray, Willughby, Linné, etc.). La première œuvre systématique tentant de donner une description complète de tous les métiers existants, avec des planches, des schémas explicatifs, des dessins, etc., est l’Encyclopédie et se trouve réalisée sous la direction de deux “purs intellectuels”, Diderot et d’Alembert. Elle n’était d’ailleurs que la reprise de la Cyclopedia de Chambers, qui présente le même caractère.
Au XVIIe siècle et jusqu’à notre époque, les bonds formidables effectués par l’agriculture, l’industrie, les transports le sont à partir de découvertes de gens qui ne sont pas eux-mêmes des manuels, qui travaillent dans des laboratoires ou des centres de recherche (voir l’ouvrage La mécanisation au pouvoir, de Giedon, 1980).
La première société moderne dirigée par des ouvriers ou descendants d’ouvriers, l’ex-URSS, s’est caractérisée, entre autres, par une incompréhension notoire à l’égard des écrivains, artistes, savants embrigadés dans des “sociétés” qui leur donnaient des consignes de travail et leur imposaient un style, les soumettaient à des contrôles incessants, quand ils n’étaient pas obligés de quitter tout simplement leur pays, comme ce fut le cas pour Soljenitsyne et d’autres.
Une série d’enquêtes effectuée en France par le ministère de la Culture, en 1973, 1981 et 1989, sur la population représentative de plusieurs milliers de sujets, concerne Les pratiques culturelles des Français (Donnat et Cogneau, 1990). En fait, il s’agit surtout d’une enquête sur les loisirs des Français. Ceux-ci ont une importance particulière, car ils révèlent assez bien les intérêts sous-jacents qui déterminent, entre autres, la réussite scolaire. Ils ont d’ailleurs avec elle une forte corrélation. J’ai déjà parlé de cette enquête. Grâce à une analyse factorielle, les auteurs réussissent à isoler des facteurs et à regrouper les réponses en clusters. Les trois facteurs qui apparaissent les plus déterminants sont effectivement le niveau socio-économique, le sexe et l’âge. Cependant, le premier apparaît comme le plus déterminant des trois. Les deux autres viennent, pour ainsi dire, le moduler. Les activités, quand on les regroupe, forment des blocs plus ou moins homogènes. Le plus important et le plus homogène est ce que les auteurs appellent “la culture de sortie” qui regroupe des activités, à la fois, très culturelles comme la lecture, et des activités qui impliquent un fort contact avec l’extérieur comme les concerts, le cinéma, les expositions, etc. Il est intéressant de constater que ceux qui réunissent le plus ces deux dimensions sont ceux qui appartiennent aux professions des arts et des spectacles, ce qui confirme, à mon avis, la thèse écologiste. Ce n’est pas, en effet, en termes de statut social que les choses ici se manifestent, mais en termes de type d’intérêt (déterminant évidemment un statut social).
Le plus intéressant dans cette étude est qu’elle a aussi porté sur les goûts et les dégoûts, ce qui permet d’aller plus loin qu’une pure étude de comportement. On constate, tout d’abord, qu’il existe une liaison entre la compétence mesurée en termes de connaissance d’un grand nombre d’artistes ou d’auteurs et la sélectivité du goût. Plus un individu connaît d’artistes et d’auteurs, plus il aime ceux qui sont les moins connus. Or, il se trouve qu’il y a là encore une forte liaison avec le niveau socioculturel. Ceux qui ont le plus cette caractéristique sont ceux qui sont les mieux placés de ce point de vue, et spécialement ceux qui appartiennent aux professions de l’art et du spectacle. Ce qui signifie que les autres ont tendance à aller dans le sens de la grande masse, d’une manière “passive”, disent les auteurs. En outre, les choix eux-mêmes sont très révélateurs. Il y a, en effet une tendance chez ceux des catégories défavorisées à repousser des auteurs et des artistes qui se singularisent par leurs idées comme Jean-Paul Sartre ou par la nature de leur création comme Maurice Béjart, Salvador Dali ou Serge Gainsbourg. Les auteurs n’hésitent pas à parler d’”anti-intellectualisme”.

LA FERMETURE DU MILIEU

Revenons au problème de l’échec scolaire et à ses causes. Les origines du phénomène en question nous apparaissent maintenant avec beaucoup plus de clarté. La cause essentielle réside dans la fermeture du milieu. On pourrait rétorquer que cette explication vaut pour n’importe quelle perturbation psychologique et n’est pas vraiment spécifique. Oui, si l’on ne précise pas de quoi il s’agit. En fait, cette ouverture est particulière. Ce n’est pas celle qu’on peut invoquer si, par exemple, on parle de la tendance au contact corporel, ce que des auteurs récents ont appelé l’”accessibilité” (Bruchon-Schweitzer, 1990). Ce n’est pas non plus celle qu’on peut invoquer si l’on parle de créativité ou d’action corporelle, dans lesquelles la motricité, le jeu, le mouvement ont un rôle considérable à jouer. L’ouverture, ici, est de l’ordre du spectacle, si je puis dire, ou du contact sensoriel, qui n’implique par lui-même aucun geste, aucun mouvement particuliers. Au contraire, la concentration, une certaine immobilité, même une certaine fixité sont ici de règle, comme celles dont témoigne le “penseur” de Rodin. L’essentiel est intérieur, comme l’est la vie intellectuelle. Les choses viennent à nous, et même si nous nous déplaçons pour aller à elles, il s’agit d’un déplacement, éventuellement d’un voyage, mais pas d’un mouvement, encore moins d’une agitation. Les chercheurs cognitivistes ont fait une grande découverte en montrant, contre Piaget, que la vie de l’esprit n’impliquait pas l’activité motrice.
Dans tous les lieux où l’activité motrice devient prépondérante, la vie intellectuelle tend à s’enfuir, avec les renforcements que j’ai déjà signalés, dus au mécanisme d’ethnocentricisme. Cela est-il propre à la classe populaire? Je reviens à ce problème difficile pour essayer de l’éclairer une dernière fois. À priori non, ce n’est pas l’apanage de la classe populaire. Les phénomènes de fermeture peuvent se trouver partout, et effectivement on les trouve partout. Mais il faut voir ce qu’ils provoquent. Dans des sociétés comme les nôtres, dans lesquelles les valeurs intellectuelles et écrites sont portées au pinacle, toute influence allant contre ces valeurs contribuent à la marginalisation, voire à l’exclusion de ceux qui la subissent.
Ce n’est qu’ensuite, dans un deuxième temps, que le schéma de type sociologique semble se vérifier. Les parents, victimes de ces conditions que j’ai appelées écologiques, recréent eux-mêmes ces mêmes conditions qui vont avoir les mêmes effets sur leurs enfants et ils les influencent dans le même sens. Ceux-ci adoptent donc des valeurs identiques à ceux de leurs parents et vont faire les mêmes choix qu’eux, ce qui va les amener à s’insérer de la même manière dans le tissu social. Cela n’est pas absolument nécessaire. Les enfants peuvent subir d’autres influences qui les orientent autrement. Comme on le voit, les enfants n’héritent ni du statut social de leurs parents, ni de leur culture. Ils subissent seulement les mêmes conditions de vie, ce qui les amène à faire les mêmes choix, qui les engagent dans des niveaux sociaux et une culture identiques. Ils pourraient faire théoriquement d’autres choix s’ils avaient d’autres valeurs, dans les limites de la marge de manœuvre propre à une société donnée.
Essayons de préciser en quoi consistent ces conditions de vie qui ont une influence si néfaste sur le devenir de ceux qui les subissent. Nous pouvons maintenant aller plus loin et ne pas nous contenter de définir cela comme une résultante de la condition manuelle. Celle-ci a pour caractéristique de provoquer un développement de l’individu qui est orienté essentiellement dans le sens de la motricité.
Cela n’exclut pas la connaissance et le savoir. Il y a beaucoup de cela dans une métier de type manuel. Seulement, cela implique une focalisation qui nuit beaucoup à l’ouverture nécessaire à la vie intellectuelle. Lanalyse de type intellectuel intervient en effet à trois niveaux, celui du geste professionnel, celui du produit visé et obtenu, et celui du matériel sur lequel s’exerce l’action. Ces trois domaines ne sont pas fermés en soi. Ils le deviennent cependant du fait que le but visé n’est pas la connaissance Pour elle-même mais beaucoup plus la rapidité du travail, la qualité du produit, la facilité des gestes, l’habileté, l’adaptation aux circonstances, le choix des formes, l’enchaînement des opérations, le programme à réaliser, toutes choses qui sont loin d’être négligeables et qui ont une valeur incontestable mais qui ne sont pas d’ordre intellectuel.
L’ouvrier se valorise dans un travail et a tendance à s’enfermer en lui, d’autant plus que les forces de domination sociale et d’enfermement le poussent à le faire. Sainsaulieu (1985) dans son livre intitulé L’identité au travail, nous livre les conclusions de son expérience en usine et d’une large enquête qu’il a faite sur une population ouvrière.
Le prestige du métier manuel est un élément primordial de la vie de l’usine. S’il n’y avait pas le métier, on pourrait même dire que le monde ouvrier n’existerait pas, car il aurait été depuis longtemps réduit à l’état de troupeau résigné ou évasionniste. […] Dans les entretiens que j’ai pu avoir après la fin de mon engagement en atelier […], je leur avais posé la question: “qui est le plus malheureux actuellement?” Et tous m’ont répondu que les malheureux sont les gens sans métier. […] Le métier c’était, par référence à ces expériences professionnelles l’”idéal de son boulot” ou du travail bien fait.
Paradoxalement, ceux qui semblent subir le plus l’enfermement dans un métier sont précisément ceux qui en ont un bien défini et valorisé. Touraine (1966) signalait déjà que c’était davantage le fait des ouvriers du bâtiment et des fondeurs et métallurgistes par opposition aux ouvriers du gaz ou du pétrole. Dans son enquête, Sainsaulieu leur demande s’ils sont d’accord avec l’une des formules suivantes, à savoir “bien parler permet de mieux comprendre les événements” et “bien parler permet de monter en grade”. Ceux qui optent le plus pour la première formule (à 60 ou 70%) sont les OS (ouvriers spécialisés), c’est-à-dire les moins professionnels (qui travaillent le plus à la chaîne avec le moins de qualification). La seconde formule est préférée par les OP (ouvriers professionnels) de niveaux supérieurs, les chefs d’équipe, les agents de maîtrise, etc., qui, par ailleurs, valorisent davantage le travail et bénéficient de formations
L’influence sur les enfants s’exerce cependant davantage à la maison, avec la mère, ou le père quand il est rentré chez lui. L’enfermement se constate ici d’une manière extrêmement nette. On se souvient que les auteurs de la Vie culturelle des Français notaient que les ouvriers, surtout adultes, étaient ceux qui bénéficiaient le moins de ce qu’ils appellent “la culture des sorties”. Tout contribue à l’enfermement: la fécondité forte et précoce, le fait que la femme travaille moins fréquemment que dans les autres classes sociales, la centration intense sur les enfants et surtout la valeur attachée à la maison Concernant tous ces faits, un livre récent nous apporte des lumières considérables. Il s’agit d’une enquête en profondeur sur un milieu de mineurs. Le titre en est Le monde privé des ouvriers d’Olivier Schwartz (1990). Lauteur note, après d’autres, la tendance marquée du monde ouvrier à attacher une valeur primordiale à la famille et aux relations familiales. Cela découle, à mon avis, de la centration professionnelle qui vise des choses matérielles et non des êtres humains. La famille est un milieu protecteur. Cela n’est d’ailleurs pas propre aux ouvriers. McClelland (1962) et d’autres ont montré que cela caractérisait aussi les scientifiques. Les femmes ont un rapport d’extrême dépendance par rapport à leur mère et elles partagent peu de choses avec leur mari, à cause de la séparation des rôles masculin et féminin. Les hommes, quand ils sont à la maison, ont une tendance très marquée au bricolage, et certains d’entre eux transforment leur maison en une véritable usine, avec tous les perfectionnements souhaités. Quand ils sortent, ils vont plutôt à la pêche ou éventuellement assister à des matchs dont certains sont passionnés. Ils s’adonnent souvent aux jeux, en particulier, de cartes. Les voisins sont peu fréquentés sauf par ceux qui sont les plus marginaux dans le monde ouvrier.
Étant donné ce climat productiviste que l’ouvrier transporte chez lui, et qui résulte probablement de son culte du travail, les enfants sont peu confrontés avec l’extérieur mais sont par contre plongés dans un contexte où se multiplient les actions et les réactions, ce qui ne favorise pas la vie intellectuelle, qui demande calme et concentration. Le bouillonnement familial est probablement à l’origine de cette tendance des enfants des classes populaires à verser dans l’hyperkinésie et l’instabilité, qui ont été très analysées en psychologie. Ils réduisent leurs angoisses par le mouvement et l’agitation, comme d’autres, dans d’autres milieux, les réduisent par l’introversion et le repliement.
Sainsaulieu note que tout cela aboutit à une idéologie “affectiviste” dans laquelle les valeurs affirmées sont la solidarité, la lutte des classes, l’entraide spontanée, le sens de la camaraderie, et non pas l’analyse et la réflexion intellectuelles. Celles-ci provoquent plutôt la méfiance et l’hostilité.
Ce serait le rôle de l’école de rompre ce cercle infernal, de permettre aux enfants des classes populaires de pénétrer dans le monde de la culture écrite. Généralement, elle ne le fait pas, car elle considère qu’il lui suffit de dispenser le savoir pour que celui-ci se répande. Il y a des pédagogues qui ne succombent pas à de pareilles naïvetés et qui essaient de s’attaquer au problème. Malheureusement ils ne vont pas assez loin. Bon nombre d’enquêtes ont montré, par exemple, que les méthodes de lecture étaient équivalentes, malgré les efforts pour en trouver de plus adaptées.
Je ne vois pas d’autres solutions que celles qui consistent à modifier les mentalités en créant le contact entre les gens qui ont précisément des mentalités différentes. Il faudrait que l’enfant d’ouvrier puisse sentir et adopter les motivations qui mènent l’enfant de la bourgeoisie, que le jeune bourgeois puisse ressentir le besoin de jeu et d’ “éclatement” que ressent l’enfant ouvrier. Il nous faut une pédagogie de la communication. Elle est entièrement à inventer.

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