Une pédagogie contre l’échec scolaire

a cura di Michel Lobrot

Dans le texte intitulé “Échec scolaire et culture” j’ai essayé de présenter une thèse nouvelle pour expliquer l’échec patent qu’a connu le mouvement de diffusion de la culture écrite depuis qu’elle existe et spécialement à l’époque moderne. J’ai tout d’abord écarté l’hypothèse de Pierre Bourdieu selon laquelle cette culture appartiendrait, par essence, aux classes supérieures qui se la transmettaient comme un “capital” et qui serait accordée à elles (phénomène de la “distinction”). J’ai, au contraire, essayé de montrer qu’elle n’appartient par elle-même à aucune catégorie particulière mais qu’elle se trouve dépendre, dans son développement et sa diffusion, de facteurs que j’ai appelés “écologiques”, c’est-à-dire de rencontres que les individus font avec la réalité, qui découlent elles-mêmes de leur position dans l’espace naturel et humain. Ces rencontres engendrent des psychologies, des attitudes, des attirances et des rejets, qui permettent la constitution des catégories et des classifications sociales.
Selon cette thèse, l’illettrisme n’est pas l’effet mais la cause de l’échec scolaire. Il consiste, en effet, dans une sorte d’anti-intellectualisme, latent dans les classes défavorisées, qui s’oppose à l’accès à la culture écrite. J’ai essayé d’analyser cet anti-intellectualisme et d’en montrer les composantes psychosociales. J’ai aussi montré que l’école n’a pas pris conscience de ce phénomène, persuadée qu’elle est de l’égalité et de la similitude de tous les enfants au départ. L’école, d’après moi, n’a pas réalisé qu’elle devait se livrer à un véritable transfert culturel, c’est-à-dire réaliser un changement radical des attitudes face à la culture. Elle s’est contentée d’essayer de transmettre le savoir, ce qui est parfaitement insuffisant.
Si l’on se place du point de vue des solutions pratiques, on pourrait penser que la seule solution consiste à traiter les enfants des classes défavorisées d’une manière différente de celle des enfants des autres classes. S’ils ont cette résistance à l’égard de la culture écrite, ne faut-il pas leur appliquer un autre traitement, qui tienne compte de ces résistances? La solution pratique consisterait donc dans une espèce de sélection, dans la création de lieux particuliers et de méthodes particulières. Cela irait à l’encontre de ce qui s’est fait systématiquement en France depuis quelques décennies, pour des raisons de démocratisation, à savoir le mélange de tous les enfants, le “collège unique” (Ozouf, 1984).
Et, en effet, il me semble évident qu’une des solutions à ce problème consiste dans une pédagogie fondée sur l’individualisation, ce qui est d’ailleurs une formule qui a une valeur générale. Cependant, il ne faudrait pas croire que cela signifie ségrégation. Je vais essayer de montrer que cela, au contraire, exclut totalement la ségrégation, qui constitue la pire des formules, la plus dangereuse.
Le problème avec ces enfants n’est pas seulement de respecter leurs résistances, ce qu’il faut évidemment faire, mais de les faire tomber. C’est le but ultime qu’il faut poursuivre, le seul qui peut leur permettre d’accéder, un jour, à la langue écrite. Or, la cause profonde de ces résistances réside uniquement dans la ségrégation qu’ils ont subie, eux et leurs parents.
Revenons à ce que nous avons dit antérieurement. La culture populaire, disions-nous, résulte d’un processus d’isolement et de spécialisation subi par la classe “manuelle” depuis le début de l’histoire occidentale. Celle-ci s’est trouvée cantonnée dans un certain type de fonction et s’est ainsi forgé une subculture qui exclut les autres cultures, par un processus ethnocentrique que j’ai analysé. J’ai aussi signalé que ce processus n’est ni inévitable, ni irréversible. Des gens d’une culture donnée qui sont amenés à rencontrer régulièrement, dans un cadre libre, des gens d’une autre culture apprennent les conduites et les valeurs de cette autre culture, cessent de la voir uniquement dans un schéma sécuritaire et utilitaire.
Si les enfants des classes inférieures repoussent la culture écrite, ce n’est pas parce qu’ils ne la connaissent pas. En fait, ils la côtoient quotidiennement dans nos sociétés. C’est qu’ils voient en elle uniquement la voie obligatoire pour accéder aux professions valorisées, un outil promotionnel. Cela a été fort bien montré par l’Américain Hyrnan (1966). Celui-ci a montré que les enfants des classes défavorisées n’envisagent pas l’instruction comme un moyen pour eux d’élévation sociale, comme le font les enfants des autres classes. Ils tiennent compte de leur propre rejet, dont ils ont conscience et dont ils acceptent les conséquences. Mais en même temps, ils voient cette réussite sociale uniquement en termes de sécurité matérielle et de confort, ce que ne font pas les enfants des autres classes, qui la voient davantage en termes d’épanouissement et d’affirmation personnelle. On ne travaille pas pour des raisons de sécurité et d’utilité. Ce n’est pas une motivation suffisante. Il faut attendre un plaisir, une impression de créer, un épanouissement d’une tâche qu’on entreprend.
Pour avoir une autre vision de la culture écrite, la seule solution est de rentrer en contact avec des gens ou des choses qui font partie de cette culture. Cela s’est passé d’une manière massive en France à la fin du XIXe siècle, quand l’industrie et le commerce ont envahi certaines régions et ont commencé à faire partie du paysage, si l’on peut dire. Le goût pour les activités fabricatrices, qui mettent en jeu des processus intellectuels d’un haut niveau, s’est accru et cela a contribué à l’élévation du niveau intellectuel, qu’on constate précisément dans les régions où l’industrie et le commerce se sont le plus développés. De nombreuses recherches ont montré que le niveau intellectuel moyen est plus élevé, même dans les couches les plus défavorisées, à l’est d’une ligne qui irait de Rouen à Marseille et qui engloberait Paris qu’à l’ouest de cette ligne. C’est précisément la partie qui a connu la plus forte industrialisation.
De la même manière, si l’on observe comment s’opère le passage de la classe ouvrière à une catégorie supérieure, quand elle a lieu, on arrive à la même conclusion que Ph. Ariès (1971) qui dans son ouvrage Histoire des populations françaises analyse ce phénomène dans la métropole. Il distingue deux courants distincts. Le premier consiste dans le passage, à la fin du XIXe siècle, d’une grande partie des anciens artisans dans les employés et les petits bourgeois, grâce à leur insertion dans un milieu urbain fortement acculturé.
Les générations ouvrières de Paris, dans la seconde moitié du XIXe siècle, étaient constituées d’éléments souvent instruits, actifs, avec de nombreux autodidactes. Ils avaient le goût de la lecture, des universités populaires, de l’enseignement que Poulletie rêvait de donner dans les bourses du travail. Après la commune, Audigane a insisté, dans son petit livre Mémoires d’un ouvrier de Paris, sur ce goût de l’ouvrier parisien pour l’instruction. “Aussi beaucoup de leurs enfants ont-ils reçu une éducation suffisante pour postuler une emploi d’apparence bourgeoise. […] C’est en partie parmi eux qu’ont puisé les services de tous ordres, qui se sont créés ou développés au cours du XXe siècle.” (p. 162)
Le second courant est constitué de ruraux qui arrivent à Paris tardivement, autour de la Première Guerre mondiale, attirés par la grande industrie, surtout métallurgique, qui se constitue. Ils ont, toujours selon Ariès
[…] une mentalité sommaire et brutale. Cette mentalité, très vite évolue. […] Les nouvelles couches sont souvent plus instruites, plus évoluées. Parmi elles se développe ce type de plus en plus répandu et caractéristique de l’ouvrier parisien, observateur, curieux, s’assimilant vite, bien conscient de sa supériorité intellectuelle et technique face aux ouvriers de province. D’ailleurs, les progrès de l’industrie parisienne exigent le concours de spécialistes avertis. À Paris, en effet, il n’y a guère d’industries lourdes […] Ce sont, au contraire, des industries de transformation où la valeur est dans le travail et non pas dans le poids: industries électriques, cinématographiques. Le mécanicien devient une sorte d’ingénieur, d’apprenti-ingénieur, qui s’intéresse au métier, lit parfois les journaux de vulgarisation technique, bricole lui-même sa moto, son poste de radio. (p. 164)
Ainsi, l’environnement et l’entourage jouent un rôle essentiel du fait qu’ils permettent le contact avec d’autres individus et d’autres systèmes de valeur.

LA COMMUNICATION À L’ÉCOLE

Les facteurs déterminant d’évolution et d’apprentissage à l’école sont la communication entre les partenaires. Le système scolaire n’a pas encore réalisé cela. Il en reste encore à l’idée qu’il suffit de mélanger les enfants dans les mêmes écoles pour réaliser une pédagogie “démocratique”. Il n’y a pas grand changement si les enfants restent juxtaposés sans pouvoir entrer en interaction, s’ils sont soumis à une pédagogie uniforme qui ne respecte pas leurs particularités.
La communication apparaît comme une chose plus importante encore que l’individualisation. Plus exactement, celle-ci est une condition de la communication dans la mesure où elle permet une adaptation étroite du maître et de l’élève, ce qui est un aspect de la communication. Mais la communication a une signification beaucoup plus large et des aspects plus nombreux. Il ne s’agit pas seulement d’une communication sur les matières scolaires mais d’une communication d’ordre plus général et plus personnel sur soi-même, sur ces conditions de vie, sur ses goûts, sur ses activités. Il n’y a que cela, en effet, qui peut ouvrir les enfants à de nouvelles valeurs et de nouvelles attitudes.
L’instruction suppose des préalables. Ceux-ci sont d’ordre affectif et de l’ordre des intérêts et des attitudes. La plupart des enseignants n’en prennent pas conscience parce que ces préalables sont déjà réalisés dans la famille, avant même que l’enfant entre à l’école. Cela cependant n’existe pas pour certaines catégories d’enfants, précisément pour ceux des milieux défavorisés. En outre, même pour les enfants des milieux favorisés, la famille est autant une source de blocage qu’une source d’ouverture. Cela a été démontré par Carlsmith (1963) qui comparait des enfants américains dont les pères avaient été en mission outre-mer pendant la guerre, durant un temps plus ou moins long et plus ou moins précocement, avec des enfants qui n’avaient pas été dans ce cas. Ceux du premier groupe étaient nettement handicapés dans leurs études spécialement au niveau des matières scientifiques. Cela ne s’expliquait pas par une intervention ou non du père dans les études elles-mêmes, car le départ de celui-ci s’était produit dans les quatre premières années de la vie de l’enfant. Cela s’expliquait par l’état psychologique de la mère, perturbée par l’absence du père et ayant sans doute créé avec l’enfant un rapport de trop grande dépendance réciproque. D’autres recherches vont dans ce sens. Par exemple, plusieurs auteurs ont réussi à établir une liaison entre les difficultés des garçons dans les tâches analytiques et leur tendance à s’identifier à leur mère (Beri, 1960), à être surprotégés par leur mère (Levy, 1943) ou à avoir un père dominant et tyrannique (Witkin, 1960).
Depuis l’Antiquité gréco-latine, comme l’a montré Marrou (1948), l’école a adopté un modèle relationnel calqué sur celui du rapport du maître avec ses subordonnés. C’est d’ailleurs pourquoi l’enseignant est encore appelé “maître”. Cela a contribué à créer entre l’enseignant et l’élève une distance qui a empêché la communication. Celle-ci suppose, en effet, une égalité dans les rapports et une possibilité de s’ouvrir à l’autre sans rien avoir à craindre. Par conséquent, l’école a été amenée à se cantonner dans une conception mécaniste et neutraliste de l’apprentissage, qui présuppose que le savoir peut se transmettre directement et automatiquement sans qu’on ait à considérer les dispositions, la psychologie, les aspirations de ceux qui reçoivent ce savoir, sans qu’on ait à écouter l’autre ou à s’ouvrir à lui.
Le résultat a été catastrophique et nous en mesurons seulement aujourd’hui les conséquences. Courtois fait le bilan dans un numéro spécial du Monde (avril 1992) consacré à l’avenir du monde en cette fin du deuxième millénaire. Il note trois phénomènes inquiétants.
1. Environ 20% des élèves sont en situation d’échec aux différents niveaux sans qu’on réussisse à inverser cette tendance.
2. Dans les pays pauvres, 100 millions d’enfants qui ne vont pas à l’école, un milliard d’adultes analphabètes. Comment va-t-on attirer vers l’école et prendre en charge une telle masse avec nos méthodes pédagogiques retardataires qui datent d’époques révolues?
3. Nous allons manquer de spécialistes. Un rapport américain évalue à 560 000 le nombre d’ingénieurs et de scientifiques qui manqueront à l’économie des États-Unis en 2010. La reconversion d’une grande partie de la population dans le secteur tertiaire, nécessaire pour éviter le chômage, ne se fera pas facilement.
Un grand espoir réside dans les nouveaux modèles de groupes de travail, de loisirs, de thérapie ou de rencontres apparus en Europe et en Amérique dans les années 60. Ces modèles, inventés par Lewin, Rogers, Moreno et Perls, mettent au premier plan la communication. En effet, ils la rendent possible en établissant d’emblée une égalité entre moniteurs et participants qui permet aux uns et aux autres d’entrer dans une relation d’aide et aux participants de mettre en commun leurs ressources et leurs expériences. Un courant s’établit entre tous, dans lequel s’échangent les positions d’émetteurs et de récepteurs. Les rôles ne sont pas figés et les acteurs ne restent pas cantonnés dans une position extérioriste dans laquelle ils ne montrent que leur façade. On ne fait pas l’économie de l’implication. La peur de l’implication est le mal fondamental qui ronge le système scolaire.

LE PROBLÈME DE LA LANGUE ÉCRITE

La difficulté centrale des enfants des classes laborieuses réside dans l’accès à la langue écrite, plus exactement à la culture écrite. Voyons les problèmes que pose la langue écrite et comment on peut les surmonter à l’école.
Ceux qui me semblent avoir été le plus loin dans l’analyse des problèmes de la langue écrite sont ceux qui, en Angleterre et en Amérique, appartiennent au courant dit de “l’expérience du langage” qui suit les idées de Downing (1975) et les recommandations du rapport Bullock. La conception de base de ce mouvement, qu’il appelle luimême “Ia clarté cognitive”, est l’idée que la langue écrite ne s’acquiert pas par une démarche aveugle à base d’exercices et d’entraînements mécaniques, mais suppose de la part de l’élève une vue claire de la signification de la lecture, des buts qu’on peut poursuivre à travers elle, des projets qu’on peut réaliser grâce à elle. Autrement dit, il faut que la lecture ait un sens pour qu’on puisse l’apprendre. Ses défenseurs s’appuient sur un grand nombre de recherches, par exemple, sur une recherche de Downing, Ollila et Oliver, faite au Canada en 1975, qui montre que des enfants indiens canadiens, qui auront des problèmes avec la lecture, ont une vision beaucoup moins claire de l’usage qu’on peut en faire que des enfants de milieux non indiens et cela dès le jardin d’enfants.
Il ne me semble pas juste de voir dans ce phénomène, qui joue certainement un rôle essentiel, un phénomène premier. Comme tout phénomène cognitif, il a des origines affectives. Pour savoir qu’on peut poursuivre un but, il faut l’avoir découvert. Il faut connaître son existence. Il faut donc en avoir fait l’expérience. On ne peut attendre de la lecture, comme de toutes choses au monde, que ce qu’elle peut nous apporter. Comment peut-on savoir ce qu’elle peut nous apporter, sinon en en faisant l’expérience?
L’expérience des bénéfices qu’on peut tirer de la langue écrite est donc présupposée à son acquisition ou, plus exactement, lui est contemporaine. Le bénéfice essentiel est qu’on peut extraire du sens de ces petits signes qui composent un texte écrit. Ils peuvent nous “dire” quelque chose, nous apprendre des vérités, nous faire pénétrer les pensées et les mentalités.
Le courant précité admet comme un principe, qui me semble tout à fait juste, que cela ne revient pas au même d’apprendre la langue écrite et de la pratiquer. L’expérience n’est pas la même dans les deux cas. Quand on pratique la langue écrite, on part d’idées ou de réalités qu’on veut transmettre et on cherche les éléments écrits correspondants, ou, à l’inverse, on part d’un texte écrit par quelqu’un d’autre et on cherche le sens qu’il faut lui donner. On se place dans une perspective de communication. C’est à cela que sert fondamentalement la langue écrite. Le processus en jeu le plus important est celui que les auteurs américains appellent la “dénomination”, qui consiste à découvrir le signifiant écrit d’un contenu mental donné. On part, dans ce cas, du contenu mental qui est premier.
Quand on apprend la langue écrite, on fait une expérience tout à fait différente et, à certains points de vue, inverse. Le problème est de découvrir que ces petits signes ont une correspondance mentale et idéatoire, qu’ils ont un sens, ce qui n’est pas évident. Quand on a découvert cela, on a le plaisir de découvrir qu’il suffit de concentrer son attention sur ces petits signes pour voir émerger, comme d’une manière magique, des images, des idées, des représentations et des réalités. J’appellerai “évocation” ce processus. C’est cela fondamentalement que découvre l’enfant qui apprend à lire: c’est l’expérience qu’il fait. Au début, il la fait surtout sur des mots isolés; il apprend que le mot “pomme” fait surgir l’idée de la pomme, etc.
Les choses malheureusement ne sont pas si simples. Une invention merveilleuse faite par l’humanité est venue tout compliquer et spécialement l’apprentissage de la lecture. Il s’agit d’un procédé d’écriture qui est venu après des siècles d’écriture iconographique (à base d’images similaires), ou idéographique (à base d’images non similaires mais à signification conventionnelle). Dans ce nouveau procédé, les éléments de l’ensemble écrit, signifiant une idée, signifient eux-mêmes les sons (ou phonèmes) qui composent le mot exprimant cette idée dans la langue parlée. Autrement dit, le système idéographique traditionnel s’adjoint un système phonographique qui vient le compléter. Non seulement le mot écrit comme totalité signifie une idée mais les éléments de ce mot écrit, considérés isolément et un par un, signifient les sons qui composent le mot oral correspondant. Ce système a l’avantage de permettre de découvrir par soi-même le sens d’un mot qu’on ignore sans avoir à recourir à un spécialiste. Il suffit de déchiffrer, un par un, les éléments, lettres ou syllabes, d’un mot écrit pour retrouver le mot oral correspondant, à condition naturellement qu’on le connaisse déjà. Signalons que ce procédé n’est en aucune façon celui qu’on emploie quand on décode un mot dans la lecture courante, même si l’on aboutit à l’émission orale de ce mot. On l’emploie seulement quand on rencontre un mot que l’on ne connaît pas, par exemple, un mot technique. L’enfant est obligé de l’employer beaucoup, car il n’est pas capable de “reconnaître” un grand nombre de mots écrits.
L’apprentissage de la lecture suppose évidemment l’apprentissage de ce système hautement sophistiqué. C’est l’aspect le plus intellectuel de la langue écrite. Encore une fois, il a fallu attendre les Araméens au Moyen-Orient qui ont inventé cela tardivement (vers la fin du deuxième millénaire avant J.-C.) à partir d’une dérive de l’écriture cunéiforme, et les Phéniciens, qui l’ont transmis aux Grecs. L’apprentissage correspondant suppose la décomposition des mots oraux en sons ou phonèmes, ce qui est une opération difficile, et le repérage d’une correspondance entre chaque son ou phonème de ces mots et les lettres ou syllabes des mots écrits, ce qui est une opération tout aussi difficile.
Cette activité peut faire aussi l’objet d’une expérience, elle peut plaire à certains enfants qui aiment les jeux de l’esprit et les opérations mentales compliquées. Il s’agit d’une expérience de l’établissement d’une correspondance terme à terme entre deux systèmes de signes indépendants.
Nous pouvons donc distinguer trois types d’expériences que l’enfant doit nécessairement faire pour apprendre à lire. J’utiliserai des néologismes, faute de pouvoir utiliser des termes existants.
Je parlerai, tout d’abord, d’expérience “dénominative” consistant à découvrir les signifiants écrits d’un ensemble idéatoire donné, dans un but de communication (avec soi-même ou avec autrui). C’est ce que l’enfant fait quand il pratique ce que Piaget appelle le “langage égocentrique”. Il expérimente sa capacité de produire des énoncés à partir de ses idées. Cette activité est dominante à 5-6 ans.
Je parlerai, ensuite, d’expérience “évocative” consistant à découvrir le sens, le référentiel, d’un ensemble écrit donné (émergence de la représentation).
Je parlerai, enfin, d’expérience “phonative” pour désigner la découverte, ponctuelle ou générale, du référent phonétique d’éléments écrits donnés. Ces trois expériences sont nécessaires pour apprendre à lire.
Cela est confirmé par les nombreuses études statistiques qui ont été faites, qui mettent en rapport les résultats dans l’apprentissage de la lecture et différentes capacités ou attitudes manifestées par les enfants. Les corrélations les plus fortes et les plus évidentes, étudiées surtout par les auteurs américains, concernent tout d’abord les résultats en lecture et la capacité de “dénomination”, surtout si l’on regarde la capacité de nommer verbalement des objets qu’on a en face de soi. Il s’agit d’une capacité verbale, ce qui montre l’importance d’une bonne intégration linguistique dans l’usage de la lecture. On obtient des résultats similaires si l’on observe les corrélations entre la lecture et la capacité à comprendre le langage parlé. Les autres corrélations, qui ont été davantage étudiées, concernent le rapport entre la capacité à décoder phonétiquement des mots écrits et la capacité à décomposer des mots du langage parlé en éléments sonores. Ces dernières corrélations concernent évidemment la troisième forme d’expérience. L’auteur français Pierre Lecocq (1991) a fait, sur ce sujet, une étude très approfondie dans un ouvrage théoriquement consacré à la lecture d’une manière générale.
Comment les enfants, et spécialement ceux des milieux défavorisés, abordent-ils ces différentes expériences? C’est ce que nous allons voir maintenant.

LA LECTURE, ACTE INTELLECTUEL

Autrefois, on aurait dit qu’un enfant apprend à lire parce qu’il en a la capacité. Les notions de capacité, de performance, de compétence étaient au centre de la pensée psychologique et influençaient la psychométrie. Derrière, il y avait un postulat constitutionnaliste. L’enfant qui réussit à apprendre à lire a reçu cette capacité de ses parents.
On a commencé à sortir de cette vision à la fois tautologique et a priori dans les années 70, avec l’école dite cognitiviste, quand on s’est mis à aborder l’enfant d’une autre manière. Au lieu de chercher à savoir quelles étaient ses capacités, lesquelles sont évidemment la résultante d’opérations situés derrière, on a observé la manière dont il réagit face à un ensemble donné de réalités. Les épreuves de mobilisation ont remplacé les épreuves de performance. Cela a amené un ensemble de conclusions considérables qui ont révolutionné la psychologie de l’enfant et la psychologie tout court. Kagan, McCall, Cohen, Spelke, Lécuyer, Pêcheux, Reuchlin, Tourrette et bien d’autres en ont été les artisans.
La conclusion la plus importante, et qui concerne notre sujet, est directement contraire à une des conceptions centrales de Piaget. Celuici pensait que l’intelligence est “opératoire”, ce qui voulait dire pour lui qu’elle est liée indissolublement à la motricité (Piaget, 1950). Par exemple, il attachait une importance toute particulière dans la formation de la pensée de l’enfant à la coordination de la vision et de la préhension. En étudiant le comportement perceptif, les auteurs précédents découvrent l’existence d’une activité sous-jacente, qu’on ne peut observer directement, et qui a de fortes chances d’être l’activité intellectuelle elle-même qui consiste à effectuer des comparaisons, extraire de l’information, comprendre. Non seulement cette activité n’est en aucune manière motrice ou manipulatoire mais, dans une grande mesure, la motricité, la manipulation, le mouvement corporel s’opposent à elle et la freinent. Nous verrons les conséquences que cela entraîne pour notre sujet.
Les deux notions clés de cette théorie cognitiviste sont celles d’habitude et de réaction à la nouveauté. Cette dernière signifie qu’un enfant qui s’est trouvé confronté un certain temps à des images identiques et à qui l’on présente (ou qui découvre lui-même) des images différentes se met immédiatement ou très vite à fixer ces nouvelles images. Il fait une sorte d’”arrêt sur image”, comparable à ce qu’on fait en vidéo quand on arrête le déroulement de la bande. Si les images en question sont sonores ou auditives, il procède à une répétition de ce qu’il vient d’entendre, grâce à sa “mémoire à court terme”. Dans un second temps, qu’on appelle l’”habituation”, l’enfant, confronté à cette nouvelle image, la fixe à nouveau successivement (soit qu’on la lui présente dans la procédure la plus ancienne, soit qu’il la retrouve lui-même) plusieurs fois, mais de moins en moins, jusqu’au moment où il s’en désintéresse complètement et s’en détourne. La décroissance du temps de fixation n’est pas toujours régulière ni immédiate; elle va pourtant toujours dans ce sens.
On a pu montrer, grâce à des recoupements, que l’enfant qui fixe ainsi les images, en réalité fait sur elles un travail, que je vais essayer tout de suite de définir. Lécuyer (1989) a réussi aussi à montrer que le temps nécessaire à l’habituation variait en durée, selon que la concentration de l’enfant était plus ou moins continue, c’est-à-dire qu’il restait fixé à cette tâche sans s’en détourner à aucun moment. On peut ainsi définir des enfants habituateurs lents et habituateurs rapides. Si l’on considère, par ailleurs, que la réaction à la nouveauté est susceptible elle aussi d’intensité plus ou moins grande, on peut établir une relation entre les deux variables, habituation et réaction à la nouveauté. On a pu montrer qu’il existait une corrélation entre les deux. Les enfants qui s’habituent vite sont aussi ceux qui ont la plus forte réaction à la nouveauté. Tout se passe comme si l’enfant était plus ou moins pressé de faire ce travail, plus ou moins intéressé par lui, et qu’il le faisait d’autant plus vite qu’il était plus intéressé.
Si on va plus loin encore, on constate une corrélation entre ces facteurs et le développement intellectuel ultérieur, même avec le QI (Sternberg, 1985). Ainsi, nous nous trouverions à la racine du développement intellectuel, surtout si nous considérons que ces phénomènes ont été observés pratiquement dès la naissance; certains prétendent même qu’ils apparaissent avant.
En quoi consiste cette activité de l’enfant en grande partie intériorisée et qu’on ne peut atteindre qu’indirectement? D’une manière évidente, elle apparaît centrée sur la différence ou sur ce que les Américains appellent discrepancy. L’enfant semble avoir une inclination pour les images ou représentations qui diffèrent de ce qu’il a vu ou perçu jusque-là, comme s’il voulait aller du connu à l’inconnu, dans un processus de découverte. En réalité, nous nous trouvons face à deux processus distincts, qui ont été nommés respectivement “discrimination” et “catégorisation”. Dans le premier processus, il y a repérage d’une forme (ou “bonne forme”, selon la Gestalt), et la variation que l’enfant observe se situe à l’intérieur de cette forme qui reste constante. La différenciation peut se faire à l’intérieur de la forme elle-même (par exemple, selon que des parties différentes sont concernées, à gauche et à droite, en haut et en bas, etc.) ou entre des individus différents possédant tous les deux cette même forme (les différences entre deux pommes). Dans le second processus, c’est au contraire la forme elle-même qui varie, donc une structure plus englobante que précédemment, et les détails, si l’on peut dire, peuvent ou non rester constants. Par exemple, dans une expérience réalisée par Lécuyer (1989), on présentait à des bébés de quelques mois des images successives dont la structure générale restait constante, et seules certaines parties se transformaient. Les enfants étaient sensibles à cette transformation. Dans un second temps, on présentait, à ces mêmes enfants, des images concurrentes: l’une dans laquelle la variation était du même ordre que précédemment, l’autre dans laquelle la variation portait sur le dispositif d’ensemble, c’est-à-dire où la position des éléments était seule modifiée. Les enfants s’intéressaient beaucoup plus à la seconde image. Celle-ci, en effet, introduit quelque chose d’absolument nouveau. La différenciation ne réside plus entre des images différentes mais entre des “ensembles” différents, par exemple, ici entre l’ensemble des images dans lequel les éléments sont dans une certaine position et l’ensemble dans lequel, ils sont dans une autre position. Il y a catégorisation. Le bébé de quelques mois est capable de faire cette différence, ce que Kagan (1972) avait déjà montré et qui lui faisait dire, contre Piaget, que l’enfant “pense”.
Allons plus loin. Cette nouvelle approche permet de redéfinir l’intelligence, qui n’apparaît plus comme une capacité pour obtenir certains résultats intéressants. Si l’on peut encore appeler intelligence cette sorte de phénomène, on peut y voir un pouvoir d’appréhender la dynamique du réel, c’est-à-dire la façon dont le réel diverge, fluctue, se différencie, se transforme. Dire, avec Lécuyer, que c’est une “appréhension des rapports ou relations” ne me paraît pas suffisant, car il faut aussi connoter le fait que cela peut se produire dans un schéma diachronique (et non pas seulement synchronique) dans lequel les objets entre lesquels il y a des rapports qui se substituent les uns aux autres se situent dans une évolution.
Quel est le rôle, là-dedans, de la langue, autant sous sa forme orale que sous sa forme écrite? Son rôle est capital, car elle permet d’augmenter le processus de différenciation, autrement dit, d’aller plus loin dans l’opération que je viens de décrire. C’est une espèce de renforçateur de l’activité intellectuelle, de surpuissance que se donnent certains animaux et surtout l’être humain.
Ce qui caractérise en effet la langue, c’est qu’elle établit une distance encore plus grande entre la réalité et celui qui la regarde. Le bébé qui, probablement depuis sa naissance, se livre à cette activité d’observation que j’ai décrite, travaille pour ainsi dire “en direct”. Il faut qu’il ait sous les yeux les choses pour pouvoir les penser. Ensuite, seulement, s’établit la distance. Grâce au phénomène étonnant de la reconnaissance, il peut, en une fraction de seconde (on le vérifie au tachitoscope) retrouver l’information correspondant à l’objet présent, même si celle-ci ne reflète pas l’objet lui-même.
Avec la langue, l’objet n’a plus besoin d’être présent, car il est seulement évoqué. Si je veux penser à la pomme et réfléchir, par exemple, à certaines de ses caractéristiques, je n’ai pas besoin de l’avoir devant les yeux. Il me suffit de dire les mots, de prononcer les phrases qui font surgir la pomme, comme un prestidigitateur. Je peux aussi le faire avec quelqu’un d’autre. J’ai le pouvoir de ravir quelqu’un ou encore de le perturber, simplement en prononçant quelques mots, qui ne sont pourtant que des flattus vocis (éclats de voix), comme disaient les anciens.
La langue écrite accentue encore ce phénomène, le porte à sa dernière extrémité. La langue orale, du fait qu’elle utilise des signes qui “passent”, a besoin de la présence immédiate, physique, et pas seulement dans le rapport à autrui. Je peux prononcer à l’intérieur de moi, pour moi-même, des mots ou phrases qui rendent présentes des choses absentes. Cependant, mes pensées, elles, sont présentes et elles risquent de s’envoler quand j’aurai cessé de les avoir. Ce n’est plus le cas avec la langue écrite. Non seulement mon interlocuteur n’a pas besoin d’être là pour que je m’adresse à lui (il peut être à 2 000 kilomètres et à une autre époque) mais même, par rapport à moi-même je prends de la distance. Mes pensées, que je note sur une feuille de papier, étant fixées, existent en dehors de moi. Je peux les retrouver quand je le veux, les lire et les relire, m’en gargariser, ce qui est probablement le plaisir le plus important des écrivains.
Tout ce qui vient d’être dit permet de relativiser certaines idées des spécialistes de la langue écrite qui, à partir des statistiques, établissent que les troubles de la lecture ne sont pas nécessairement liés au niveau intellectuel et au QI (encore qu’un QI faible entraîne, généralement, des difficultés de lecture). Cela est vrai, mais cela ne veut pas dire que la langue ne soit pas aussi un phénomène intellectuel ou ne participe pas au développement intellectuel. En réalité, elle est, si l’on peut dire, encore plus intellectuelle que l’information directe et contribue encore plus à la croissance intellectuelle. L’erreur est de considérer que seul le QI est un signe ou une manifestation de la vie intellectuelle. Il n’en est que la forme inférieure, la base pour ainsi dire, et son importance vient de là. L’activité intellectuelle est encore plus importante dans la langue elle-même, c’est-à-dire dans l’intégration de celle-ci et son fonctionnement, et encore davantage dans les idées, pensées, connaissances qui sont obtenues à partir de la langue et grâce à elle. Cela a une importance capitale pour appréhender les facteurs qui facilitent ou au contraire empêchent l’acquisition de la langue, que je vais maintenant considérer.

L’EXPÉRIENCE LEXIQUE

Étant donné la parenté qui existe entre tous les phénomènes intellectuels, les facteurs qui permettent leur intégration sont les mêmes. Pour les appréhender, il faut toutefois se placer du point de vue des mécanismes sous-jacents et non pas du point de vue des capacités ou des performances.
J’ai essayé de montrer précédemment que l’intellect a pour fonction d’appréhender la dynamique du réel, c’est-à-dire les transformations et variations de celui-ci. Cela aboutit à des représentations de cette dynamique, qui se trouve ainsi assimilée. On peut donc prévoir que le développement de cette fonction se fera d’autant mieux que l’environnement auquel sera confrontée la personne sera davantage varié, mouvant, diversifié. À l’inverse, l’obstacle principal sera la pauvreté et la monotonie du milieu.
Cela est largement confirmé par des quantités de recherches qui portent tant sur les facteurs favorables à “l’habituation” et à “la réaction à la nouveauté” que sur ceux qui sont favorables à l’acquisition du langage.
En ce qui concerne le premier aspect, on ne constate qu’une faible corrélation avec le milieu social, ce qui va dans le sens déjà indiqué. Par contre, on trouve des corrélations fortes avec la quantité et la variété des stimulations. Lécuyer cite une recherche qu’il a faite lui-même avec Pêcheux, en 1983, d’où il conclut que “les bébés soumis à de fréquents changements de stimulations s’habitueraient plus vite que les bébés peu stimulés”. Une recherche de Risken-Walraven, en 1978, consiste à intervenir sur des familles de manœuvres ayant des bébés de neuf mois en leur proposant de soumettre leurs enfants à un entraînement systématique centré sur les stimulations. Quatre groupes sont constitués. Le premier, ou groupe “stimulation”, est centré exclusivement sur cet aspect. Le deuxième insiste davantage sur la “réactivité” de la mère aux sollicitations de l’enfant. Le troisième unit les deux aspects et le quatrième est un groupe témoin. D’après Lécuyer:
[…] à un an, les bébés situés dans le groupe “stimulation” effectuent plus rapidement une habituation visuelle que ceux des deux autres groupes. Ceux du groupe “réactivité” et ceux du groupe mixte obtiennent des résultats meilleurs dans un apprentissage opérant (où l’aspect moteur est plus marqué) et explorent plus activement un ensemble d’objets.
Si nous passons au langage sous ses deux formes, nous arrivons aux mêmes conclusions. Nous savons que l’enfant réagit au langage de l’entourage et probablement le comprend dès la première année. C’est alors qu’il découvre que les mots ont un sens, font surgir des images et des représentations. C’est ce que j’ai appelé l’expérience évocative. La force et l’importance de cette expérience expliquent très probablement la rapidité avec laquelle le bébé assimile le langage parlé. C’est, en effet, dès la deuxième moitié de la seconde année que le bébé fait le bond le plus important dans son acquisition du langage: passage des énoncés à un mot, aux énoncés à deux mots, accroissement du vocabulaire, éléments de syntaxe, etc. C’est très rapide et très tôt.
On sait, d’après de nombreuses études, que le facteur le plus important pour les progrès du langage n’est pas la qualité du langage de l’entourage ni sa volonté éducative mais le fait qu’il soit ou non “répondant” (Snow, 1977). Cela signifie qu’il engage des dialogues avec l’enfant, ce qui permet à celui-ci d’être confronté à des contenus linguistiques, c’est-à-dire aux réalités que le langage véhicule. Deux recherches de Ruddy et Bornstein (1982) vont dans ce sens. Dans la première, il apparaît une corrélation forte (0,55) entre le vocabulaire de l’enfant à 12 mois et les stimulations apportées par la mère à l’âge de 4 mois (qui s’accompagnent de vocalisations de l’enfant). La deuxième recherche consiste à comparer les enfants uniques et les jumeaux du point de vue du langage de l’enfant à 4 et 12 mois. Il y a de grandes différences entre les deux, non seulement du point de vue de l’encouragement à l’attention et des paroles adressées aux bébés de la part des mères, mais du point de vue du vocabulaire des bébés et de leur développement mental au test de Bayley. Cela rejoint les grandes recherches de Zazzo (1960) sur Les jumeaux, le couple et la personne qui montrent le retard important des jumeaux aussi bien du point de vue de la sociabilité, que du langage ou de l’intelligence. Tout se passe comme si un freinage, même faible, dans les possibilités d’intervention du milieu handicapait le développement de l’enfant, comme s’il se trouvait coupé alors de la réalité.
Dans l’acquisition du langage parlé, le milieu familial joue un rôle de médiateur entre l’enfant et la réalité. Celle-ci arrive à l’enfant par le truchement de son entourage immédiat. Il n’en est plus de même pour la langue écrite. Celle-ci arrive plus tard, avec un décalage de quelques années, à un moment où l’enfant a eu le temps d’être confronté au milieu lui-même, si je puis dire, c’est-à-dire aux événements qui lui arrivent et à des éléments qui lui sont plus ou moins extérieurs, et non pas aux seuls contacts avec les parents. Il va donc être influencé par des données plus structurales et, en particulier, par sa pensée elle-même, sa connaissance des choses, sa vision du monde, toutes choses qui ne sont pas mesurées par le QI.
L’intérêt que l’enfant manifeste ou non pour le monde va, à mon avis, jouer un rôle déterminant, beaucoup plus important que ce qu’on appelle la “clarté linguistique” dans l’école de Downing, c’est-à-dire la conscience de l’utilité de la langue écrite. Dès les premières séquences du livre de lecture, dès les mots “La pipe de papa”, “Le chat de René”, l’enfant est placé face à une réalité que j’appellerai quelconque, c’est-à-dire qui peut fort bien le concerner mais qui peut aussi lui être complètement étrangère. Ce n’est plus un problème de choix de textes, encore que cela aussi joue un rôle, mais beaucoup plus un problème de curiosité. La langue écrite présuppose une ouverture systématique sur le monde, car elle n’est pas, comme la langue orale, centrée préférentiellement sur l’entourage immédiat ou sur ce qui arrive dans l’ici et le maintenant. Les moindres mots de la langue écrite, même le verbe être, ou le verbe avoir, ou le mot chose, ou le mot je n’ont pas la même connotation que celle qu’ils ont dans la langue orale. D’une part, ils ne profitent pas de la chaleur, du ton, de l’accent qu’on peut mettre dans cette dernière et, d’autre part, ils sont pris dans un contexte où n’importe quoi peut être exprimé, ce qui veut dire une multitude de choses. La langue écrite est, d’une certaine manière, universelle et elle l’est déjà pour l’enfant qui apprend à lire. Il faut donc qu’il s’intéresse peu ou prou à l’universel. Cela peut paraître excessif mais n’apparaîtra pas ainsi à quiconque veut bien réfléchir sur les causes de l’échec de la langue écrite, depuis qu’elle existe.
Afin de tester le poids de ce facteur jusque-là négligé et que j’appellerai le facteur sémantique, j’ai lancé, dans les années -80, avec Daniel Zimmermann, une expérimentation dont j’ai rendu compte dans mon ouvrage Troubles de la langue écrite et remèdes (1980). Afin d’éviter les effets récurrents chez des enfants qui avaient déjà appris à lire et qui avaient 7 ans en moyenne, nous avons décidé d’utiliser un nouveau symbolisme, que nous avons créé nous-mêmes en nous inspirant des signes japonais. Les enfants apprenaient la signification de ces signes et subissaient des contrôles à la fois immédiats et différés. Il y avait quatre séries qui variaient en fonction de deux critères, à savoir, d’une part, le fait que les mots étaient isolés ou appartenaient à une phrase ayant un sens (bien qu’appris immédiatement) et, d’autre part, le fait qu’ils étaient abstraits ou concrets, bien qu’étant tous familiers et connus. Chaque enfant apprenait une série par semaine durant un mois avec contrôle immédiat, puis subissait un nouveau contrôle un mois après avec un nouvel apprentissage et un nouveau contrôle; il était à nouveau contrôlé cinq mois après.
Nous avions constitué quatre groupes d’enfants: deux groupes de “bons élèves” et deux groupes de “mauvais élèves”, respectivement garçons et filles. Les QI étaient tous dans la normalité. Les résultats étaient surprenants. Bien sûr, on constatait une infériorité marquée des deux groupes de mauvais élèves, ce qui prouvait que leurs difficultés ne venaient pas de la structure du signifiant (ici non susceptible de décomposition, comme en japonais), mais surtout on constatait dans tous les groupes, sans exception, une différence, forte et significative statistiquement, entre les résultats aux images “abstraites” (dont le signifié était abstrait) et aux images “concrètes” (dont le signifié était concret). Cette différence, au lieu de s’atténuer avec le temps, c’est-à-dire au moment du contrôle après cinq mois, au contraire s’accentuait, si bien que, dans certains groupes, il ne restait pratiquement plus rien de l’apprentissage des images abstraites alors que, dans ce même groupe, la rétention des images concrètes pouvait atteindre 10 à 30%. Le poids du facteur sémantique apparaissait d’une manière éclatante.
L’existence de ce facteur explique, à mon avis, l’échec de Lecocq (1991) dans sa tentative très remarquable pour expliquer les résultats des enfants dans le travail de décomposition (nécessaire pour l’apprentissage de la combinatoire phonographique) par leurs caractéristiques d’ordre mnésique (ouverture de l’”examen mnésique”, sur lequel les chercheurs actuels mettent fortement l’accent). Quand il met en relation statistique les résultats aux épreuves qu’il appelle “phonologiques”, qui réclament de l’enfant une analyse des mots du point de vue de leurs caractéristiques phonétiques, avec les résultats aux épreuves qu’il appelle “mnésiques”, qui sont des épreuves classiques de répétition immédiate de mots, de phrases ou de chiffres, il ne trouve que des corrélations faibles et pas vraiment explicatives. Cela tient, à’mon avis, au fait que, pour un enfant, il ne revient pas au même de répéter des éléments sonores, même appartenant à des mots, dont la signification a tendance à disparaître (certains auteurs utilisent, d’ailleurs, des éléments sonores non signifiants), et de décomposer des mots sur lesquels il doit se centrer explicitement qui gardent leur sens et leur coloration propres. Et, pourtant, il doit faire la première opération pour effectuer la deuxième. Cela ne veut pas dire qu’elles soient identiques.

ASSURER L’ACCÈS À L’ÉCRIT

Revenons au problème pratique: comment assurer l’accès à l’écrit chez tous les enfants, même ceux qui ne sont pas à l’aise avec les opérations mentales nécessaires pour apprendre à lire?
Il est clair que la seule solution consiste à développer la capacité à effectuer ces opérations mentales, ce qui ne peut se faire, à mon sens, que dans et par la communication.
Il est important de préciser quelles sont ces opérations mentales que je rattache à ce que j’appelle le “niveau sémantique”. Il ne suffit pas de les englober dans une catégorie fourre-tout du type “activités intellectuelles” ou “quotient intellectuel”. Les choses sont beaucoup plus précises.
Il s’agit, à mon sens, de tout un ensemble de conduites qu’on pourrait appeler représentatives, qui s’opposent aux activités psychomotrices et qui se distinguent aussi de tout ce qui relève du jeu. Premièrement, ces conduites sont très proches du “langage parlé”, qui constitue lui aussi une conduite représentative, même si elle se situe à un niveau plus concret que celui de la langue écrite. Deuxièmement, ces conduites oscillent autour de deux pôles: l’un qu’on pourrait appeler “discursif” qui consiste à expliquer, analyser, discuter, confronter ses opinions, informer, l’autre qu’on pourrait appeler “narratif” qui consiste à raconter, évoquer, décrire, rapporter. Il est clair que la familiarité avec les conduites représentatives dépend directement de la fréquence et de l’intensité dans la pratique de ces deux types d’activités. Dans les milieux où ces activités sont habituellement et fortement pratiquées, l’accès au niveau représentatif se fait bien. C’est l’inverse dans les milieux où ces activités ne sont pas habituellement et fortement pratiquées.
Que peut-on faire avec les enfants qui sortent de ce second type de milieu, c’est-à-dire, grosso modo, des enfants des classes populaires? Il est évident qu’il faut les prendre là où ils sont et ne pas faire comme s’ils étaient là où ils ne sont pas. Leurs intérêts les portent davantage vers les activités psychomotrices, sensorielles, ludiques, sportives, qui leur permettent aussi de se rééquilibrer psychologiquement, comme en témoigne leur propension bien connue à l’hyperkinésie.
je ne vois pas d’autre formule que de pratiquer systématiquement un type de langage à la fois parlé et écrit, qui soit centré sur des objets de ce genre. Cela est tout à fait possible. Le langage, d’une manière générale, est capable de s’adapter à de tels objets, même si cela pose parfois des problèmes. Il y a des méthodes pour cela, des techniques et certains types de matériels. Cela aura surtout pour effet de permettre une communication meilleure avec les autres enfants et d’assurer ainsi des échanges qui me paraissent constituer l’essentiel de ce qui peut être fait dans ce domaine.

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